A la Buvette de la Plage, un petit bistrot de Bretagne, de trois fois rien du tout, proche de Pont-Aven , se sont accumulés au début du XXe siècle, des trésors inestimables qui n’étaient ni des lingots d’or, ni des joyaux, mais d’une toute autre nature…

Nous sommes en 1889, en Bretagne, au village du Pouldu, pas très loin de Pont- Aven et de ses galettes, une jeune femme, Marie Henry, revient au pays, après être allée travailler à Paris, pendant des années, comme serveuse.
Avec ses économies amassées, elle était parvenue à acheter du terrain au Pouldu, chemin des Grands Sables, un endroit alors peu habité où elle avait fait construire en 1887-1888 la Buvette de la Plage.
La clientèle du village était assez rare mais fidèle. Un beau jour, débarquent dans sa buvette deux hommes qui demandent à loger là, recherchant la tranquillité. L’un était petit et d’origine hollandaise, l’autre grand et mince. Ils avaient noms Jacob Meyer de Haan et… Paul Gauguin.
Il faut préciser qu’à l’époque, la Bretagne, et singulièrement, la ville de Pont-Aven avaient attiré (c’était la mode, et le snobisme ne date pas d’hier, ni non plus la « tendance ») toute une communauté de peintres « modernes », comme la côte d’Azur attire aujourd’hui, toute une communauté du « show-biz ».
Les deux artistes, qui demandaient asile à Marie Henry, en avaient eu assez du rassemblement de Pont-Aven. Ils voulaient prendre leurs distances d’avec leurs confrères. Marie Henry savait ce qu’il en était des peintres. A Pont-Aven, la petite ville proche, il y en avait une vraie colonie de toutes nationalités, Américains, Anglais, Scandinaves, qui travaillaient en plein air et, le soir venu, troublaient souvent l’ordre public au point que le Conseil municipal avait décidé la fermeture des auberges à 22 heures. Elle savait qu’on ne pouvait plus faire un pas sans tomber sur un artiste. Enfin, ils apportaient de l’argent… quand ils payaient.
Côté financier si Gauguin n’était pas riche, son compère Meyer de Haan disposait d’un petit pécule, venu de sa famille. Et comme il souhaitait devenir l’élève de Gauguin, la collaboration s’établit comme suit : De Haan payait la pension à la Buvette et Gauguin lui donnait en retour des leçons de dessin et de peinture. On était, rappelons-le, en pleine révolution artistique, celle qu’on appela en peinture : l’impressionnisme !

Ici au Pouldu, chez Marie Henry, des oeuvres célèbres ont vu le jour. Des oeuvres qui allaient constituer avec le temps, un véritable trésor de toiles aujourd’hui célèbres, et qui valent bien des trésors de pièces précieuses. Citons en quelques unes, qui se négocient à prix d’or : « La Belle Angèle », « Le Christ Jaune » ou la « Plage du Pouldu ».
Gauguin peindra coup sur coup en quelques mois une série de chefs-d’oeuvre de plus en plus libres, colorés, imaginatifs, mais toujours à partir de la réalité bretonne et de ce qu’il y trouve de rude, d’essentiel et de primitif.
Bientôt rejoints par un autre artiste peintre, Paul Sérusier, (lui aussi venu de Pont-Aven) Gauguin et Meyer de Haan, désireux de disposer d’un grand atelier, louèrent les combles de la Villa Mauduit, en face de la Buvette. « Une grande maison avec vue sur la mer… Avec les orages, c’est superbe et je travaille là avec un Hollandais qui est mon élève et très beau garçon » écrivait Gauguin. C’était trop beau. Un soir de fête, les artistes sortirent pour jouer les fantômes, vêtus de draps… et le bail ne fut pas renouvelé !
Au premier étage de la Buvette, la grande chambre, précédemment occupée par Marie Henry, fut attribuée assez vite à Meyer de Haan. Marie Henry dormait maintenant (en théorie seulement et pour sauvegarder les lois de la bienséance) dans le cabinet de toilette. Gauguin couchait dans une chambre donnant sur la cour. Ses efforts pour se concilier les faveurs de la jolie patronne n’avaient eu aucun succès. Il était marié, père de cinq enfants et elle était catholique. La dernière chambre donnant sur la rue était celle de Sérusier ou des amis de passage.
Et les deux compères firent, en cette Buvette de la Plage, quantité de tableaux et d’autoportraits. En peignant parfois sur les murs ou les portes du petit établissement que tenait Marie Henry, qui du coup était ravie de voir son bistrot ainsi « décoré »… et à titre gracieux. Qu’on s’imagine un instant la fortune que représenteraient aujourd’hui des murs d’un café ou même d’un logement revêtus par les oeuvres des plus grands maîtres de l’impressionnisme.
Gauguin fit le portrait de de Haan, et de Haan le portrait de Gauguin, à même les cloisons. Les deux portraits se faisaient face, peints sur les panneaux supérieurs des portes des armoires, sur le mur sud de la salle à manger de l’Auberge.
Tous les murs de la Buvette d’ailleurs, et même les vitres, ont été recouverts de peinture par les artistes les jours de pluie, pour ne rien dire des dessins et sculptures complétant le décor. Impossible de tout énumérer. Mentionnons seulement sur le mur le très beau portrait de Marie Henry allaitant sa fille Léa, peint en 1889-1890 par Meyer de Haan. La petite Léa née de père inconnu était la première fille de Marie Henry qui devait en avoir une autre, Ida, reconnue par Meyer de Haan.
Le mur ouest faisait alterner très serrées et peintes à même le mur les oeuvres des deux hommes. De Gauguin : Jeanne d’Arc et de Meyer de Haan, Les Teilleuses de lin. Au-dessus de la porte, L’Oie de Gauguin. Sur les panneaux de la porte, le célèbre Bonjour Monsieur Gauguin et La Femme Caraïbe, tous deux de Gauguin. En plus, sur une porte de placard, Pichet et Oignons de Meyer de Haan. Le plafond, actuellement disparu, était entièrement recouvert d’une décoration que l’on a pu reconstituer. On y voyait des oies et des oignons, très stylisés. Il était le fruit de la collaboration de tous les peintres, Gauguin et Meyer de Haan principalement, mais aussi Sérusier et un nouveau venu, Charles Filiger, pour une moindre part. Il a été réalisé après les peintures murales, pendant l’été 1890.

Pendant ce temps, la France apprend avec consternation le suicide de Vincent Van Gogh, un autre célèbre impressionniste. Événement qui va toucher de près Gauguin et les locataires de la Buvette de la Plage. Là-dessus, arrive au village du Pouldu, un autre pensionnaire, artiste peintre lui aussi, un certain Charles Filiger. Il semblerait que la « colonie » d’artistes établie à Pont-Aven, migre vers le Pouldu. Les plus célèbres d’entre eux, en tout cas ! Gauguin, de Haan, Filiger, Sérusier, un quarté gagnant à la plus haute côte financière de la peinture. Mais, en ces années-là, ils ne savent pas encore que leurs oeuvres, toutes créées en Bretagne, deviendront une immense fortune aux yeux des connaisseurs et des collectionneurs, du monde entier.
A la fin du XIXe siècle, vers les années 1890, Gauguin regagne Paris. Filiger entame une tournée en Bretagne, Meyer de Haan, qui ne reçoit aucun sou de sa famille, ne peut plus payer sa pension, ni celle de Gauguin à Marie Henry. Mais tous doivent de l’argent à leur hôtesse. Ils laissent en gage à la propriétaire du Bistrot de la Plage toutes leurs oeuvres, qui tapissent les murs, les plafonds, les portes, les fenêtres, les cloisons. C’est là, un colossal trésor qui échoit à Marie Henry. Le trésor de la Buvette de la Plage du Pouldu !
Mais, les relations entre Marie et Gauguin, tournent vite au vinaigre. Lorsque Gauguin demande à Marie, le retour de ses oeuvres, elle refuse ; lui l’assigne en justice et, comme le dépôt n’avait pas été constaté par écrit, il perd son procès et est condamné aux dépens.
Marie Henry se trouvait alors à la tête d’une splendide collection. Qu’on en juge : de Gauguin, pas moins de 25 toiles, deux peintures sur plâtre, 17 dessins, deux céramiques et trois sculptures. Meyer de Haan pour sa part, avait laissé 22 peintures. A ceci s’ajoutèrent bientôt les oeuvres données en paiement de leur pension par les artistes qui séjournèrent à la Buvette de la Plage entre 1890 et 1893. Il y avait tout d’abord 17 oeuvres de Filiger mais aussi deux de Maufra, un linteau de cheminée peint par Sérusier, des peintures et gravures d’Emile Bernard, une huile de Jan Verkade et des gravures de Bonnard.
En quittant la buvette, Marie Henry avait également emporté tout ce qui dans la décoration de la salle à manger, pouvait être déplacé, en particulier les portes peintes par Gauguin. Seules étaient demeurées en place, par force, les oeuvres peintes à même les murs et le plafond. Elles devaient être consciencieusement recouvertes de papier peint par les propriétaires successifs de la Buvette… Insoupçonnées jusqu’au jour de 1929, où en décapant les murs de la salle à manger, un artisan les découvrit, suscitant la consternation de la nouvelle patronne qui redoutait d’être envahie de touristes. Heureusement, un jeune peintre américain de passage au Pouldu, Isadore Levy, les identifia et, pour les sauver d’une destruction certaine, réussit à les acheter et les envoyer aux États-Unis.

Marie Henry continua à acquérir des peintures après son départ du Pouldu et on estime qu’elle se trouva en possession d’environ 130 oeuvres de différents artistes. Elle vendit elle-même la plupart des Gauguin en 1919. En 1925, elle donna une centaine de peintures à sa fille Ida et emporta ce qui restait chez son autre fille à Toulon en 1944. Blessée dans un bombardement, Marie Henry mourut peu après, le 2 janvier 1945. Ce qui restait de sa collection fut vendu par ses héritiers à l’Hôtel Drouot.
Si vous passez en Bretagne, du côté du Pouldu, faites une halte à ce que fut la « Buvette de la Plage ». Un petit bistrot qui a recelé le somptueux trésor des artistes peintres impressionnistes de ce temps là. Trésor financier… et aussi trésor artistique. Impressionnant ! C’est le mot qui convient.