Par Gildas Salaün
Vous aurez beau chercher, aucune représentation ancienne d’un atelier monétaire ne fait apparaître de femmes. Et pourtant, bien des Monnaies, à commencer par celle de Paris, employaient du personnel féminin affecté aux tâches minutieuses de préparation des flans. Ces femmes, appelées tailleresses, faisaient partie du corps des « officiers particuliers » au même titre que les hommes, quant à eux monnayeurs et ajusteurs.
Leurs fonctions dans l’atelier
Au Moyen Âge et à la Renaissance, alors que l’on fabriquait encore les monnaies au marteau, l’Encyclopédie nous dit que les femmes travaillant dans les ateliers monétaires portaient « le nom de tailleresse, parce qu’elles tailloient alors les carreaux », c’est-à-dire qu’elles découpaient dans les lames de métal les morceaux devant être convertis en flans pour la frappe. Le terme de tailleresse tire donc son origine du mot taille, désignant le nombre de monnaies fabriquées dans un marc (244,75 g) d’or ou d’argent déterminé par les ordonnances royales. Toutefois, si l’on en croit Abot de Bazinghen et son Traité des monnaies paru en 1764, les tailleresses ne s’arrêtaient pas là et contribuaient pleinement à flattir le flan, c’est-à-dire à arrondir le carreau, puisqu’il affirme que « chaque ajusteur avoit avec lui une tailleresse qui avec des cizoirs arrondissoit le flaon à mesure que l’ajusteur l’applatissoit avec le marteau ». Tailleresses et ajusteurs travaillaient donc en binômes et probablement sur un pied d’égalité. Les tailleresses constituaient alors un corps d’ouvrières qualifiées et reconnues, affectées à ces tâches préparatoires nécessitant doigté, précision et minutie.
Or, à compter des années 1640, les tailleresses furent les premières et principales victimes de la mécanisation de la production monétaire ! En effet, outre l’utilisation du moulin pour la frappe, on employait désormais le coupoir, sorte de machine qui permettait de couper à l’emporte-pièces les flans au diamètre des monnaies à fabriquer. Dès lors, il n’y avait plus besoin des tailleresses… On décida alors de les reclasser en leur affectant une partie du travail et des revenus dévolus aux ajusteurs avec lesquels elles étaient habituées à collaborer. Toujours selon Abot de Bazinghen « depuis l’établissement des moulins, les tailleresses font les mêmes opérations que les ajusteurs, qui sont obligés de leur donner à ajuster un quart » du métal. Ainsi, comme les ajusteurs, les tailleresses vérifiaient le poids des flans et, si besoin, les limaient pour en récupérer le surplus de métal précieux. Les tailleresses sont donc également responsables des rayures d’ajustage honnies par les collectionneurs d’aujourd’hui. Leurs tâches étant désormais identiques, les femmes bénéficiaient exactement du même matériel que les hommes : tables d’ajustage, balances posées sur des tables à tiroirs fermant à clefs pour peser les espèces, grands chandeliers, poids, armoires, dénéraux, tabourets, coffres forts et bien sûr des écouennes, sortes de petites limes spécifiques à la fonction.
L’Encyclopédie décrit le travail des tailleresses qui, comme leurs homologues masculins, « ajustent les pièces avec une écouane, après avoir placé le flanc au bilboquet, morceau de fer en forme d’ovale, très-allongé, au milieu duquel est un cercle en creux de la grandeur du flan que l’on veut ajuster, & au centre un petit trou pour repousser le flan en-dehors, lorsque le flan se trouve trop attaché au bilboquet ».
Leurs relations avec les ajusteurs
Rapidement, la cohabitation devint difficile entre les tailleresses et les ajusteurs qui se voyaient privés d’un quart de leurs revenus. Mais, les tailleresses ne s’en laissèrent point compter ! Ainsi à la Monnaie de Paris l’année 1662 fut-elle marquée par un important conflit entre ces deux groupes. Pas moins de neuf arrêts de la Cour des monnaies, rendus entre le 28 mars et le 9 août, relatent ces affrontements. Le 23 mars 1662, les tailleresses adressèrent une requête à la Cour des monnaies dans laquelle elles se plaignaient que, depuis l’établissement officiel du moulin en mars 1645, les ajusteurs et leur prévôt François Lefevre ne leur reversaient plus les droits qui devaient normalement leur revenir. La Cour leur répondit favorablement et obligea les ouvriers à leur donner ce qui leur revenait et leur demanda de cesser d’importuner les tailleresses dans leur travail. Mais les ouvriers et leur prévôt refusèrent d’obtempérer et promulguèrent un texte interne réfutant les rappels à la loi et refusant de restituer les sommes dues. Ce texte sans fondement fut annulé par la Cour qui menaça les ouvriers de 3 000 livres d’amende en cas de récidive. Finalement, les sommes revenant aux tailleresses furent saisies par la Cour des monnaies. Au total, en avril et mai 1662, les revenus tirés de l’ajustage monétaire s’élevaient à 950 livres tournois devant être réparties pour les trois quarts entre les 24 ajusteurs alors en poste, soit 30 livres chacun, le dernier quart revenant aux 46 tailleresses que comptait alors la Monnaie de Paris, soit 5 livres chacune. Apparaît ici de manière criante l’inégalité de traitement entre les hommes et les femmes employés aux mêmes tâches au sein de l’atelier monétaire parisien… Enfin, sinon pour apaiser les tensions, du moins pour les limiter, la Cour des monnaies décida ensuite que les tailleresses auraient leur propre atelier et ordonna la création de la « chambre de l’ajustage des tailleresses à l’argent », ainsi que la « chambre à or des dames ».
Trouver leur place
Même si elles ne sont jamais figurées dans l’iconographie ancienne, et bien qu’elles soient sous représentées dans les archives, les tailleresses étaient bien présentes en nombre dans les ateliers monétaires de l’Ancien Régime. À Paris, on l’a dit, on en comptait 46 pour 24 ajusteurs en 1664, puis en 1691 le ratio s’équilibra un peu avec 23 ajusteurs pour 31 tailleresses. Nul doute que c’est ce nombre proportionnellement trop élevé de tailleresses qui était la cause des vives tensions entre elles et les ajusteurs.
À Nantes, la part respective entre l’un et l’autre de ces deux groupes était bien plus équilibrée ce qui dut permettre de limiter les tensions. En effet, un état des monnayeurs, ajusteurs et tailleresses rédigé par les gardes de l’atelier en 1728 fait apparaître que la Monnaie nantaise employait 42 ajusteurs et 12 tailleresses. On arrive donc presque au ratio d’une tailleresse pour quatre ajusteurs conforme à la répartition du travail et des revenus inhérents.
Ailleurs, c’est l’exclusion pure et simple des tailleresses qui permettait de limiter les tensions à l’intérieur de l’atelier. Ainsi à La Rochelle, un autre état du personnel monétaire dressé en 1746 par les gardes de l’atelier dit sans détour qu’« à l’égard des maîtresses [tailleresses], cet état est inutille en ce qui concerne le travail parce que les maîtresses de la Monoye de La Rochelle sont des dames qui n’ont pas été élevées pour un travail aussy pénible qu’est l’ajustage, ainsy elles ne sont propres que pour produire des sujets d’estoc et de ligne ». Il en était de même semble-t-il à Rennes où les tailleresses n’étaient plus reçues que pour reproduire le corps des officiers particuliers et n’étaient plus réellement employées à la fabrication des pièces de monnaie.
Quoique faisant officiellement partie du corps des officiers particuliers au même titre que les hommes et jouissant des mêmes privilèges fiscaux, militaires et douaniers liés à la fonction, la position des tailleresses était inférieure : les tailleresses n’assistaient pas aux messes rythmant la vie de la communauté, notamment celles dédiées à Saint Éloi ; elles n’étaient pas autorisées à prendre part à l’élection du prévôt des ajusteurs et tailleresses ni à celle de son lieutenant ; à la différence des hommes qui pouvaient transmettre leur droit à leurs enfants, garçons et filles, les tailleresses ne pouvaient faire hériter que leurs fils.
Devenir tailleresse
L’Encyclopédie précise que les tailleresses étaient « les femmes et les filles des monnayeurs ». Toutefois, même s’il est vrai que les tailleresses étaient essentiellement recrutées parmi les épouses et les filles de monnayeurs et d’ajusteurs, cette situation n’était pas sans exception, notamment à Paris où, pourvues de grâces royales, plusieurs femmes purent se faire accueillir à la Monnaie sans avoir eu de père monnayeur ou ajusteur. Précisons enfin que toutes les femmes et les filles de monnayeurs ne devenaient pas tailleresses, il s’en fallait même de beaucoup.
Dans une récente étude, Marion Delcamp décrit avec précision la procédure d’intégration d’une tailleresse. Celle-ci se décomposait en quatre temps : la demanderesse présentait d’abord sa requête à la Cour des monnaies qui ordonnait qu’elle soit transmise aux prévôts et lieutenants des monnayeurs, des ajusteurs et des tailleresses de la Monnaie concernée. Si les prévôts et lieutenants donnaient leur consentement, le procureur général du Roi ordonnait une information de vie et mœurs de la postulante, qu’il transmettait à la Cour. Si la Cour des monnaies considérait cette information bonne et valable, elle la validait et la renvoyait au procureur général. Pour terminer, la Cour renvoyait la demanderesse devant son prévôt et son lieutenant pour être « accueillie à son droit ». Signe de leur rang inférieur, les tailleresses n’étaient soumises à aucune épreuve d’intégration et ne bénéficiaient d’aucune formation.
Par ailleurs, la réception générait de nombreux frais à la charge de la demanderesse. Un arrêt de la Cour des monnaies du 25 novembre 1690 les détaille :
« 100 livres à donner au prévôt des ouvriers ou à son lieutenant, qui les distribuera comme suit : 44 l. au receveur de la communauté pour le droit de boîte ; 24 l. au prévôt des monnayeurs ; 40 sous au clerc des monnayeurs pour la semonce ; 40 sous au clerc des ajusteurs pour la semonce ; le prévôt ou son lieutenant gardera 24 l. entre ses mains ainsi que les 4 l. du droit d’assiette. Les 24 l. remises au prévôt des monnayeurs et les 28 l. gardées par le prévôt des ouvriers seront partagées entre les travailleurs déjà en poste comme bénécés ».
S’y ajoutait la distribution de jetons d’argent du poids de deux gros (7,6 g) : deux pour le prévôt, le lieutenant, le syndic et le greffier et un par monnayeur et ajusteur en poste. Enfin les tailleresses déjà en poste se voyaient également remettre deux jetons d’argent chacune, mais ceux-ci étaient au poids d’un gros et demi (5,7 g).
C’est grâce aux précieuses recherches en archives menées par Marion Delcamp que le voile se lève peu à peu sur ce personnel monétaire féminin trop peu connu. Pour en savoir plus, on recommandera notamment l’article qu’elle consacre aux tailleresses dans la Revue numismatique de 2015.
- ↑ Ouvrier monétaire taillant des flans au cisoir.
Dans les principaux ateliers monétaires, cette tâche était dévolue aux femmes appelées tailleresses.
- ↑ Blanc à la couronne de Louis XI frappé à Bourges vers 1462.
- La forme irrégulière du flan montre qu’il n’a certainement pas été préparé par une tailleresse.
- © emonnaies
- ↑ Blanc à la couronne de Charles VIII frappé à Paris vers 1488.
- La forme parfaitement ronde du flan est sans doute l’œuvre d’une tailleresse.
- © emonnaies
- ↑ Écu à la mèche longue de Louis XIV frappé à Paris en 1653.
- Cet écu présente des rayures d’ajustage. Il compte parmi les premières pièces contrôlées par les tailleresses.
- © coin archives
- ↑ Quart d’écu de Flandre de Louis XIV frappé à Lille en 1686.
Cette pièce présente des rayures d’ajustage peut-être faites par une tailleresse.
L’atelier monétaire de Lille commença à employer des tailleresses à partir de 1686.
© numisbids
- ↑ Écu aux huit L de Louis XIV frappé à Lyon en 1707.
Cet écu présente des rayures d’ajustage peut-être faites par une tailleresse.
Seuls les principaux ateliers du royaume comme Paris, Lyon ou Rouen employaient des tailleresses.
© numisbids
- ↑ Écu aux trois couronnes de Louis XIV frappé à Rouen en 1709.
Cet écu présente des rayures d’ajustage peut-être faites par une tailleresse.
Seuls les principaux ateliers du royaume comme Paris, Lyon ou Rouen employaient des tailleresses.
© numisbids
- ↑ Louis d’or de Noailles pour Louis XV frappé à Paris en 1717.
Ce louis présente des rayures d’ajustage peut-être faites par une tailleresse.
Ajusteurs et tailleresses contrôlaient l’argent et l’or.
© numisbids
↑ Liste des tailleresses employées à la Monnaie de Nantes en 1728.
Extraits de l’état du personnel dressé par les gardes de l’atelier. © GS
↑ Jeton d’argent des monnayeurs et ajusteurs de la Monnaie de Paris, 1767.Chaque nouvelle tailleresse devait en offrir deux au prévôt, au lieutenant, au syndic et au greffier et un par monnayeur et ajusteur en poste. Celui-ci figure le matériel utilisé par les ajusteurs et les tailleresses : écouenne, balance et bilboquet.
© cgb.fr