© Eduardo Gurgel pour Monnaie Magazine 2022
Le 6 décembre dernier, 20 ans après l’introduction de l’Euro, la Banque Centrale Européenne a annoncé officiellement le lancement prochain d’une nouvelle série de billets avec notamment un changement révolutionnaire : l’apparition de portraits de personnages représentatifs de l’histoire et des valeurs de l’Europe.
Un véritable défi pour les 27 Etats membres qui vont devoir se mettre d’accord sur le choix des célébrités symbolisant le mieux l’héritage commun de l’Europe. Challenge qui avait d’ailleurs déjà été rapidement écarté de la réflexion lors du choix des représentations des tout premiers billets introduits en 2001, afin d’éviter un risque de rejet populaire éventuellement causé par un ressentiment nationaliste dans certains pays. Chacun pouvant en effet se sentir offensé par un choix peu judicieux à l’instar de Napoléon, de Charlemagne ou de Charles Quint, des grands conquérants qui ont dominé l’Europe mais qui n’ont pas laissé les mêmes souvenirs dans les mémoires collectives des différentes nations composant l’Europe.
Le début d’une réflexion
Le 6 décembre 2021, les responsables de la BCE ont donc annoncé et détaillé les phases du processus de réflexion devant aboutir au choix des représentations, puis à la mise en circulation des nouveaux billets qui ne devrait probablement pas intervenir avant fin 2025 ou début 2026 ! Afin de garantir que les futurs billets soient à la fois sûrs, innovants et proches des Européens, le Conseil des gouverneurs de la BCE a donc choisi de mettre en place un processus lent, complexe mais équitable. Ce long processus de sélection des nouveaux thèmes, motifs, apparences et personnages centraux va se faire par étapes afin de satisfaire au mieux aux exigences des différentes banques centrales nationales, de chacun des gouvernements et de leurs populations respectives. La Banque Centrale Européenne a ainsi invité chacune des 19 banques centrales nationales à désigner un expert pour former une commission représentative qui devra se concerter et proposer plusieurs options qui seront ensuite soumises aux autorités bancaires et très certainement à un vote populaire. En demandant l’avis du public, la BCE espère que les Européens se sentiront davantage concernés et seront plus attachés à leur monnaie. Ces experts doivent être issus de différentes spécialités afin d’aborder tous les aspects possibles, techniques, artistiques ou historiques pour parvenir au meilleur résultat consensuel. Ils sont donc historiens, architectes, artistes, physiciens, graphistes, photographes, responsables de musée ou directeurs d’expositions, tous issus d’un pays différent. L’expert français, Stéphane Distinguin, est le PDG fondateur du groupe de conseil en transformation numérique Fabernovel.
Ce spécialiste en création de produits et de services numériques devrait apporter son expertise pour assurer le succès de cette nouvelle monnaie devant précisément démontrer à la population européenne que le cash n’est pas mort face à la concurrence de la monnaie numérique. D’ailleurs toutes les enquêtes montrent que les espèces demeurent le moyen de paiement favori des Européens et la demande de billets n’a jamais cessé d’augmenter même en temps de pandémie.
Le succès économique de la zone euro n’y est pas étranger puisque près de 25% des billets sont détenus en dehors de la zone, surtout dans des pays limitrophes cherchant à stabiliser leur économie en se rattachant à l’euro comme l’Ukraine, le Monténégro ou le Kosovo ainsi que les pays de l’Est, appartenant à l’UE mais n’ayant pas encore atteint les critères conditionnant une adhésion comme la Bulgarie ou la Roumanie.
Parmi ces experts on trouve donc un professeur d’histoire et de sociologie du graphisme visuel de l’Université d’Amsterdam, un artiste enseignant dans l’université d’architecture d’Athènes, un professeur d’archéologie de Chypre, la rectrice de l’université de Lisbonne, un professeur de physique de l’Ecole Normale Supérieure de Pise, un enseignant en littérature irlandaise, une directrice d’exposition lettone, un chercheur en sciences sociales de l’université de Ljubljana, une spécialiste allemande du traitement graphique, une artiste finlandaise, un professeur de l’Académie des Arts de Vilnius, la directrice de Ellis Alicante Unit, le directeur du service des monuments nationaux du Luxembourg, le directeur du Musée de la technique de Vienne, une chercheuse de l’Académie slovaque des sciences, un photographe Belge et un graphiste estonien. Chacun devrait ainsi mettre ses compétences au service du groupe pour approfondir la réflexion et justifier les meilleurs choix de représentation tout en respectant une équité entre les nations. Ce groupe de travail devra notamment recueillir l’opinion du public dans l’ensemble de la zone euros pour évaluer la pertinence des propositions et ainsi définir les thèmes qui mériteraient de figurer sur les futurs billets. Ces experts étudieront ensuite la faisabilité graphique et la cohérence thématique pour établir une série logique de 6 billets de valeurs différentes. A la fin de leur étude, ils devront proposer plusieurs thèmes possibles qui seront soumis aux 19 gouverneurs des banques centrales nationales ainsi qu’aux membres du directoire de la BCE. Entre temps, un concours de réalisations graphiques sur les thèmes proposés sera organisé pour tenter d’aboutir à une sélection de propositions esthétiques qui sera à nouveau soumise au public et au Conseil des gouverneurs de la BCE. C’est lors de ce débat final qui devra tenir compte des opinions publiques, des avis des experts et des pressions politiques, que les dirigeants de la BCE décideront du graphisme définitif des nouveaux billets et du lancement des impressions ; probablement vers 2024 pour une mise en circulation l’année suivante.
Si les nouveaux visuels devraient être révolutionnaires par rapport aux billets qui ont circulé ces 20 dernières années, les mesures de sécurité, elles, ne devraient pas connaître d’évolutions majeures. La BCE évoque bien l’éventuelle inclusion de nouveaux éléments de sécurisation mais la fiabilité des derniers billets est telle, avec un taux de faux billets en circulation qui atteint un niveau historiquement bas, que la BCE devrait s’épargner un coût de production supplémentaire inutile ! Par ailleurs, Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE en charge du projet de nouveaux billets, a précisé que ce travail mené en concertation se faisait en même temps qu’un autre chantier important, celui de la mise en place d’un “euro numérique” capable de concurrencer le succès des cryptomonnaies actuelles et surtout de fournir aux Européens un nouveau moyen de paiement sûr et sécurisé, permettant d’effectuer des achats rapidement, facilement et anonymement dans tous les points de vente de l’ensemble des pays de la Zone Euro !
Les billets actuels
Alors qu’à la fin des années 80 l’Europe ne comptait que 12 membres et envisageait la mise en œuvre de la monnaie commune, la question des représentations, des motifs ou des personnages à faire figurer sur les futurs billets se posait déjà. L’Institut Monétaire Européen, ancêtre de la BCE, créé en 1994, avait bien pour objectif d’orner les billets de personnages historiques à l’instar des Dollars américains ou des Livres anglaises mais finalement, les motifs qui sont retenus à la fin des années 90 sont pour le moins abstraits et totalement désincarnés. Ils ont uniquement l’avantage d’être très consensuels avec des arches, des ponts et des portiques devant symboliser l’évolution architecturale de l’Europe de l’Antiquité au XXe siècle mais aussi les “ponts entre les peuples” européens. C’est donc le projet de Robert Kalina qui avait été retenu à l’issue d’un premier concours graphique organisé en 1996. Le billet de 5 euros est ainsi consacré à l’art antique classique tandis que le billet de 10 évoque l’art roman et celui de 20, l’art gothique. Le billet de 50 évoque la Renaissance tandis que le billet de 100 rappelle les styles baroque et rococco du XVIIIe siècle. Enfin le billet de 200 euros est consacré aux constructions de verre et d’acier typiques du XIXe. Le billet de 500 euros qui évoquait l’art moderne n’est plus fabriqué depuis mai 2016. Aucune des représentations symbolisant ces différents styles n’existe réellement car, là encore, il ne fallait pas heurter la sensibilité de quiconque en valorisant un monument plutôt qu’un autre. Ainsi, lors de son introduction le 1er janvier 2002, l’aspect des Euros a presque aussitôt été critiqué pour sa sobriété et surtout sa froideur. Les aspects pratiques et politiques ayant largement pris le pas sur l’affectif ou le symbolique, personne en Europe ne peut dire qu’il est attaché à ses billets comme les Français pouvaient l’être à leurs 100 Francs Delacroix ou les Allemands aux frères Grimm qui figuraient sur le billet de 1000 deutsche Mark. Les pièces offrent un peu plus de fantaisie avec une face “nationale” et surtout, la BCE autorise pour celles de 2 euros, des émissions spéciales commémorant les grands événements ou les grands personnages que chaque gouvernement peut mettre officiellement en circulation chaque année en quantité limitée. Les billets, eux, conservent leur rigueur malgré la légère retouche esthétique apportée par la mise en circulation de la série “Europe” à partir de 2013. Cette nouvelle série avait été émise là encore pour répondre à des nécessités pratiques et politiques provoquées par l’élargissement de l’Union Européenne et de la Zone Euro entre 1995 et 2007, et par l’usure prématurée des billets les plus utilisés, à savoir ceux de 5 à 50 euros. Ce sont donc ces dernières valeurs faciales de 5, 10, 20 et 50 euros, qui ont été mises en circulation en premier, respectivement en 2013, 2014, 2015 et 2017 tandis que les billets de 100 et 200 euros n’ont été émis qu’à partir de mai 2019. Cette deuxième série avait été baptisée “Europe” car elle affichait pour la première fois un portrait, le buste de la figure mythologique grecque du même nom retrouvé sur un vase grec de l’époque archaïque aujourd’hui conservé au musée du Louvres. Cette première figure humaine, même si elle est mythologique, apparait alors dans le fil de sécurité et en transparence sur les nouveaux billets. Il avait surtout été nécessaire de revoir la carte représentée au dos des billets et les langues utilisées pour passer de cinq à neuf langues officielles. Sur les premiers billets, toutes les îles de moins de 400 km2 n’avaient pu être représenté en raison de la qualité insuffisante des impressions offset de l’époque. De même, seuls 15 pays figuraient alors sur la fameuse carte apparaissant au pied du pont. Le graphiste berlinois, Reinhold Gerstetter, alors chargé de moderniser l’aspect des billets, s’est attaché à leur donner des couleurs plus vives et plus chaleureuses avec des éléments en trois dimensions plus dynamiques et plus arrondis. La première série est par ailleurs reconnaissable à la signature des Présidents de la BCE de l’époque, Willem.F.Duisenberg, Président de 1998 à 2003 et Jean Claude Trichet, Président de 2003 à 2011. Sur la deuxième série “Europe”, on peut reconnaitre les signatures de Mario Draghi, qui présida de 2011 à 2019 et enfin de Christine Lagarde qui devrait également signer les futurs billets si sa présidence n’est pas écourtée d’ici à la mise en circulation.
Les pistes envisagées
L’objectif affiché est de montrer aux citoyens européens que l’euro est une monnaie moderne et dynamique qui doit continuer de répondre aux exigences des utilisateurs. Un sondage effectué à l’échelle européenne indique que plus de 78% des européens sont satisfaits et que l’euro est une bonne chose pour l’Union Européenne. Christine Lagarde, présidente de la BCE depuis 2019, déclarait d’ailleurs en décembre que “après 20 ans d’utilisation, il était temps de revoir l’apparence de nos billets pour qu’ils parlent plus aux Européens de tous âges et milieux”.
Quelles personnalités pourraient apparaître sur les billets ?
Les personnages les plus évidents et les plus emblématiques de l’Union Européenne seraient sans doute les fameux “pères fondateurs de l’Europe” comme les Français Robert Schuman et Jean Monnet, l’Allemand Konrad Adenauer et l’Italien Alcide de Gasperi, malheureusement il n’y a que des hommes dans cette liste et ils ne représentent que les pays fondateurs de 1957. Ils ne remplissent donc pas les critères de représentativité des pays membres de la zone euro. Il faudrait bien entendu des femmes comme la Française Simone Veil, récemment entrée au Panthéon, la Suédoise Anna Lindh, assassinée en 2003 quelques jours avant le référendum sur l’entrée de la Suède dans la zone euro qu’elle défendait en tant que ministre des Affaires étrangères, ou encore la femme d’Etat Italienne Nilde Lotti qui détient le record de longévité à la tête de la Chambre des députés de 1979 à 1992 et qui a lutté pour défendre les droits des femmes et l’adoption du suffrage universel pour les élections européennes, mais elle était membre du parti communiste. La Française Nicole Fontaine ou la Grecque Mélina Mercouri mériteraient peut-être aussi de figurer en bonne position pour leur œuvre en faveur de l’éducation et la coopération culturelle en Europe. Si l’intention est d’également de disposer d’une monnaie au rayonnement international, il faut alors chercher quels sont les plus grands hommes d’Etat que l’Europe ait connu ? Si on réalise une enquête publique à l’échelle planétaire, les réponses seront sans doute Charles De Gaulle, chef de la résistance française puis président, Winston Churchill, principal artisan de la victoire durant la Seconde Guerre Mondiale ou encore Jean-Paul II à la tête du Vatican, mais aucun d’entre eux n’a vraiment été un Européen convaincu. Winston Churchill a suggéré l’idée de constituer des Etats-Unis d’Europe dès septembre 1946 mais a refusé ensuite de lancer le projet car l’Angleterre est avant tout une nation tournée vers la mer, son empire et sa “relation spéciale” avec les Etats-Unis d’Amérique. De Gaulle était très attaché à l’indépendance de la France dans le concert international même s’il était favorable à un rapprochement avec l’Allemagne, sans l’Angleterre ! Le Pape Jean-Paul II s’est bien battu idéologiquement contre le communisme et est considéré comme l’un des symboles de cette lutte dans les pays d’Europe de l’Est mais il n’a pas vraiment défendu le projet d’Union Européenne si ce n’est pour en reconnaître l’utilité en faveur de la paix et il est le chef des catholiques alors que l’UE n’a pas de religion officielle. D’ailleurs, pour une meilleure représentativité, il faudrait aussi aller chercher aussi du côté des pays de l’Est et de la Scandinavie. La Pologne offre pas mal de candidats potentiels avec Lech Walesa, Nicolas Copernic ou Marie Skodowska Curie, malheureusement la Pologne et son gouvernement nationaliste n’envisage pas d’entrer dans la zone euro. La République Tchèque peut se targuer d’offrir quelques bonnes options avec Edouard Benes, Charles IV ou Jan Amos Comenius. Il faudrait aussi probablement aller chercher dans plusieurs périodes historiques pour reprendre la chronologie des billets actuels avec un représentant symbole de l’Antiquité comme Périclès, Alexandre le Grand ou Jules César, un représentant du Moyen-Age comme Saint-Louis, Charlemagne ou Othon, un personnage de la Renaissance comme François Ier, Charles Quint ou Frederick II, et de l’époque contemporaine comme Bismark, Victor Emmanuel, Garibaldi ou Napoléon ! Il ne faudrait cependant pas se cantonner aux chefs d’Etat et chercher aussi l’inspiration du côté des héros de l’exploration et des échanges entre les peuples comme Marco Polo, Christophe Colomb ou Vasco de Gama, des artistes engagés pour la liberté et les valeurs partagées de l’Europe comme Victor Hugo, Emmanuel Kant ou Ludwig Von Beethoven, des grands maîtres de l’art comme Michael Ange, Léonard de Vinci ou Erasme.
Gageons que les membres du comité parviennent à se mettre d’accord sur les 6 personnages susceptibles de représenter l’Union Européenne et ses valeurs, et parviennent également à choisir des monuments ou des œuvres communes à tous les membres de la zone euro tout en échappant à la pression populaire et à celle des différents gouvernements. D’ailleurs les modalités de la consultation populaire n’ont pas encore été précisées car le poids démographique de la France ou de l’Allemagne est sans commune mesure avec celui de Malte ou du Luxembourg et il ne faudrait pas que ces futurs billets symbolisent la domination de quelques grandes nations sur les autres qui seraient perçues comme “subordonnées” ! C’est donc un beau défi en perspective pour la BCE et nous en connaîtrons les premiers résultats probablement dans un an !
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