Certains pourraient penser que la collection et l’étude des monnaies et autres jetons ou médailles sont des sujets sérieux, voire parfois ennuyeux. Monnaie Magazine a déjà eu l’occasion de vous présenter un sujet plus léger qui était celui relatif aux jetons de bal (Monnaie Magazine février 2016), et un autre, proche de celui d’aujourd’hui, sur les « spintriennes » (Monnaie Magazine mai 2015), ces pièces de lupanars romains. Nous avons voulu en savoir plus sur une autre sorte de jetons, assez voisins dans le temps que ceux des bals-musette, frappés aux noms de maisons closes, petites ou grandes, célèbres ou méconnues. Et pour cela, nous nous sommes adressés au spécialiste français du sujet, Michel Paynat, auteur d{« type »: »inserter », »blocks »:[{« clientId »: »79a4a449-778d-4807-b1d6-543f4f1a9241″, »name »: »core/paragraph », »isValid »:true, »attributes »:{« content »: » », »dropCap »:false, »hasCustomCSS »:false, »customCSS »:null}, »innerBlocks »:[]}]}e l’ouvrage qui fait référence en ce domaine.
Cadre supérieur de banque à la retraite, Michel PAYNAT collectionne les jetons depuis près de trente ans et plus particulièrement les jetons de maisons closes, domaine dans lequel il est expert. Administrateur de l’Association des Collectionneurs de Jetons Monnaies (ACJTM), assoiffé de connaissances et chercheur infatigable, il a exploré un grand nombre d’archives sur le sujet et partagé ses connaissances à travers de nombreux articles et la publication d’un catalogue qui fait référence sur ces jetons. Interrogé par notre rédaction pour le compte de nos lecteurs, il a accepté avec bienveillance de répondre à nos questions, ce dont nous le remercions bien vivement.
Bruno Collin
Bonjour. Et pour entrer directement dans le vif du sujet, pouvez-vous nous expliquer comment on devient collectionneur de jetons de maisons closes ?
Michel PAYNAT. Je vais surtout vous dire comment je suis devenu moi-même collectionneur de ce genre de jetons. Dès mon plus jeune âge j’ai été contaminé par le virus de la collection en commençant par les images offertes dans les tablettes de chocolat avant de m’orienter vers les timbres-poste. Si cela m’apportait des connaissances sur les sites, monuments et personnages commémorés, j’ai eu le sentiment de ne rien apporter et de me contenter de remplir les cases d’un album tout en pointant un catalogue, ce qui n’était pas ma nature profonde. Suite à mon entrée dans la vie professionnelle je me suis alors orienté vers les billets de banques et les monnaies françaises. Là aussi j’ai rapidement retrouver l’impression de remplir les cases de mes médaillers en me référant aux catalogues spécialisés et ne voyais pas l’intérêt de rechercher par exemple les 41 exemplaires recensés (tous millésimes et ateliers confondus) de la pièce de 1 centime Napoléon III tête nue (que les numismates amateurs de ce genre de monnaies, dont j’ai fait partie et que je respecte, veuillent bien me pardonner).
Durant cette période il m’est arrivé, au cours de mes recherches, de trouver des monnaies de nécessité ou des jetons publicitaires ou utilitaires qui, après en avoir rassemblé un certain nombre, m’ont conduit à me poser des questions à leur sujet, d’autant que la documentation les concernant en était à ses balbutiements. Il n’en fallait pas plus pour attiser ma curiosité et me conduire à des recherches documentaires.
Un jour je suis tombé sur un jeton en laiton fourré représentant un joli portrait féminin et des mentions sans équivoque qui m’ont tout de suite fait penser à un jeton de maison close. Ce domaine un peu grivois a de suite éveillé mes fantasmes masculins et, puisqu’il y en avait un, il devait en exister d’autres. C’est ainsi que je me suis lancé dans la recherche de ces jetons tout en me posant des questions quant à leur utilisation ainsi que sur les maisons émettrices et les différents aspects s’y rapportant (réglementaires, moraux, sociaux, sanitaires…). C’était parti et je me suis progressivement constitué une bibliothèque de plus de quatre cent ouvrages tandis que par ailleurs j’ai exploré de nombreuses archives relatives à ce sujet et notamment celles de la Préfecture de Police de Paris durant près de six mois. Toutes ces recherches m’ont permis de constituer une base de données répertoriant plus de 800 maisons avec adresse, nom de la tenancière, enseigne commerciale, dates d’exploitation… C’est ainsi que je suis devenu collectionneur de jetons de maisons de tolérance et expert dans ce domaine.
Bruno Collin
Est-ce une spécificité française ou en trouve-t-on dans d’autres pays ?
Michel PAYNAT. La France n’a pas l’exclusivité de ces jetons et, comme les maisons d’amour vénal, auxquelles ils étaient associés, on en trouve non seulement dans les anciennes colonies mais aussi dans les pays étrangers, principalement en Europe et aux Etats-Unis, pays dans lequel une quantité importante a été refrappée dans les années 1950 et que l’on trouve à vil prix sur le net car ils n’ont aucun intérêt numismatique.
Bruno Collin
Y a-t-il une limite géographique et temporelle quant à la « circulation » de ces jetons ?
Michel PAYNAT. On peut dire que la limite géographique reste, pour les jetons utilitaires, cantonnée à la maison émettrice, seul endroit où ils avaient pouvoir d’échange. Par contre, comme nous le verrons plus loin, les jetons publicitaires ne circulaient que dans Paris et sa banlieue. La limite temporelle peut être appréhendée sous deux aspects. Globalement le plus ancien que nous connaissons est un jeton parisien daté faisant référence à l’exposition de 1855, tandis que les émissions ont cessé avec la fermeture des maisons suite à la loi Marthe Richard du 13 avril 1946. Ceci correspond à une période de près d’un siècle avec une pointe autour des années 1930. Sous un autre angle, les jetons d’une maison, émis lors de sa création ou de son achat, étaient détruits lors du changement de tenancière ou d’enseigne pour être remplacés par d’autres reprenant les nouvelles coordonnées, quelquefois au bout de quelques mois seulement.
Bruno Collin
Ces jetons étaient-ils des objets publicitaires ou pouvaient-ils servir à payer les « prestations » des dames de ces maisons ?
Michel PAYNAT. Avant de répondre à cette question il convient d’apporter quelques précisions sur ces maisons qu’on désigne communément sous le nom de « maisons closes » alors que la terminologie exacte devrait être « maisons de tolérance », qui comprenaient d’une part les maisons closes et d’autre part les maisons de rendez-vous, toutes deux soumises à la tolérance du Maire de la commune pour la province et du Préfet de Police pour Paris. Pratiquement soumises aux mêmes règlements administratifs et sanitaires, la grande différence résidait dans le fait que les maisons closes devaient occuper la totalité de l’immeuble dans lequel elles exerçaient avec droit à des signes distinctifs extérieurs (grand numéro, lanterne rouge, enseigne, fenêtres dépolies et grillagées…). Si cela ne pose pas de problèmes en province, il n’en est pas de même à Paris où les prix de l’immobilier représentent un investissement important auquel il faut ajouter les aménagements intérieurs et le prix d’acquisition des pensionnaires. Aussi la question est bien vite résolue avec l’apparition des maisons de rendez-vous qui bénéficient d’une tolérance assouplie de la part des autorités, notamment dans le fait que, dépourvues de signes extérieurs et n’ayant pas d’estaminet, elles pouvaient occuper discrètement un appartement situé le plus souvent à l’entresol d’un immeuble généralement de bon standing. Outre cet aspect physique, les maisons de rendez-vous se distinguent surtout par le fait que les femmes, et pour cause, n’y sont pas pensionnaires, contrairement à celles des maisons closes.
On comprendra ainsi pourquoi les jetons parisiens sont en grande majorité des jetons publicitaires. La situation étaient totalement différente en province où, à l’exception de quelques grandes villes, il n’existait que des maisons closes pour lesquelles il n’y avait nul besoin de publicité car toute la gente masculine du canton savait où se trouvait le bordel. Les jetons avaient donc une fonction utilitaire interne à la maison. Certains, avec valeur faciale, étaient destinés au règlement des consommations prises à l’estaminet existant dans chaque maison. Une autre catégorie de jetons, sans valeur faciale, était destinée à éviter tout échange d’argent entre les clients et les pensionnaires, ce qui aurait pu induire une certaine dissimulation de la part de ces dernières, prêter à discussion avec les clients sur les tarifs eu égard aux prestations, obliger ces dames à tenir une caisse avec risque d’erreur ou de vol. Le client remet le prix de la prestation à la tenancière en échange de quoi il reçoit un jeton lui permettant, au salon ou à l’estaminet, de faire le choix de sa partenaire d’un moment. Il ne lui reste plus qu’à remettre le jeton à l’élue chargée de calmer ses ardeurs. Le lendemain les jetons sont remis à la maîtresse de maison comme preuve d’activité et la fille reçoit la faible part lui revenant. Plus rares, on connaît aussi des jetons de pianos mécaniques situés dans l’estaminet et fonctionnant au moyen de jetons prépayés, comme on rencontre dans d’autres endroits. Deux jetons de ce genre sont connus, à Brive et à Sarreguemines, qui reprennent sur une face le nom du fabricant de pianos, Automatic Piano, 32 rue des archives à Paris dans les deux cas , et sur l’autre face le nom et la localisation de la maison.
Bruno Collin
Peut-on comparer ces jetons aux pièces « spintriennes » de l’époque romaine ?
Michel PAYNAT. Emises sous l’empereur Tibère, l’utilisation de ces tessères, le plus souvent en bronze, reste encore un domaine mal connu et plusieurs hypothèses sont avancées par les quelques auteurs ayant abordé le sujet. Pour certains ces jetons auraient été distribués lors des jeux du cirque et donnaient accès aux maisons closes impériales dans lesquelles l’introduction de monnaies avec portrait de l’empereur était interdite. Pour d’autres ces jetons étaient préalablement achetés afin de permettre l’entrée dans les lupanars publics. Le numéro (de I à XVI) figurant à l’avers pourrait correspondre à un numéro de chambre et la représentation lascive ornant le revers pourrait évoquer la spécialité de la fille. Moins fiables, d’autres auteurs affirment qu’il y aurait un lien entre le numéro et la valeur monétaire qui lui était attribuée. Malgré tout le flou qui les entoure, je pense que les spintriennes peuvent être comparées aux jetons de maisons closes.
Bruno Collin
Quelles sont les caractéristiques de ces jetons (matière, taille, visuel…) ?
Michel PAYNAT. En grande majorité les jetons de maisons de tolérance sont en laiton fourré, rondelle de carton sertie entre deux flans de laiton, ce qui explique leur faible poids. D’un diamètre de 21 à 22 mm, ils imitent pour la plupart la pièce de 20 francs en or dont ils reprennent le revers, Génie ailé gravant la constitution ou Coq gaulois, avec une légende souvent remplacée par la mention « Monnaie de singe » ou encore « Discrétion-Sécurité ». Durant les années 1930 le Coq ou le Génie ont fait place à un portrait de femme avec la mention « Art(s) d’Agrément(s) ». Sur l’autre face figurent le pseudo prénom de la tenancière, l’enseigne de la maison et l’adresse, parfois avec un gros chiffre et ajout dans certains cas, de mentions complémentaires quant aux horaires, au confort ou autres spécificités. Les jetons de consommation de boissons à l’estaminet étaient en métal plein et ne portaient pas d’autres mentions que le nom de la maison sur une face et la valeur sur l’autre.
Bruno Collin
Connaît-on les fabricants de ces jetons et sait-on quelles quantités étaient fabriquées ?
Michel PAYNAT. Tous les jetons ne sont pas signés mais, à l’exception d’un jeton portant la signature du graveur L. PIN, rue Mac Mahon à Nice, qui a cessé son activité en 1940, un grand nombre de jetons reprennent à l’exergue le nom de CARTAUX . Prénommé Francis, CARTAUX était un graveur renommé dont l’atelier était situé 6 Cité Dupetit-Thouars dans le quartier du Marais à Paris et qui semble à un moment donné s’être spécialisé dans ce genre de production. Ses portraits féminins sont caractéristiques et on peut lui attribuer certains jetons qui ne sont pas signés. Nous n’avons aucune donnée sur les quantités produites mais, pour certaines maisons parisiennes importantes, en examinant de très près la forme ou l’espacement des caractères des légendes, on constate qu’il y aurait eu plusieurs retirages.
Bruno Collin
Existe-t-il une littérature sur le sujet ?
Michel PAYNAT. Malheureusement, s’il existe une importante littérature sur les maisons, il n’existe rien sur les jetons dont je n’ai trouvé qu’une brève évocation dans seulement deux ouvrages sur les quatre cents que contient ma bibliothèque. Ce mutisme est la principale raison qui m’a conduit à explorer d’autres sources documentaires et à rédiger un catalogue.
Bruno Collin
De combien de pièces se compose votre collection ?
Michel PAYNAT. A ce jour, et après 30 ans de recherches intensives, j’ai rassemblé 430 jetons différents, sachant que je me limite aux jetons français et coloniaux ainsi qu’à ceux émis à l’étranger par des maisons françaises, tel celui émis par Martha à Kalgoorlie en Australie ou encore celui émis à New-York par une dénommée Lina de Merville, portant tous deux la signature de Cartaux.
Bruno Collin
Quel serait votre jeton préféré et pourquoi ?
Michel PAYNAT. Je serais tenté de dire que je n’ai pas un mais plusieurs jetons préférés en raison de critères subjectifs souvent différents. Cependant le jeton émis par Martha à Kalgoorlie, évoqué plus avant, est peut-être celui que je préfère en raison de sa grande rareté car il n’est connu qu’ à deux exemplaires, le second se trouvant au musée de Kalgoorlie, me disant que j’ai eu la grande chance de l’avoir trouvé (en Angleterre). Toutefois cela ne se limite pas à ce critère et c’est surtout le mystère qui l’entourait lorsque je l’ai acheté, mystère qui m’a conduit à de longues recherches avant de connaître son histoire. J’ai alors découvert qu’il provenait de l’autre bout du monde, d’une ville australienne nommée Kalgoorlie dont je n’avais jamais entendu prononcer le nom. Cette ville a été créée de toutes pièces suite à la découverte, en 1890, d’importants gisements aurifères toujours en exploitation de nos jours. L’ouverture des mines a attiré des milliers de mineurs, nécessitant la création de structures permettant de satisfaire leurs besoins de tous ordres, y compris les maisons closes. Les aspects temporels, géographiques et économiques étant connus, il restait alors à jouer le détective pour découvrir qui se cachait derrière cette énigmatique Martha qui se disait par ailleurs être princesse russe. Pour ce faire j’avais quand même un atout important au départ car le jeton portait la signature du graveur Cartaux à Paris. De fastidieuses investigations m’ont permis de remonter jusqu’à une dénommée Renelle Patureaux qui avait quitté la maison qu’elle exploitait au 8 rue de Berne dans le 8e arrondissement de Paris pour s’exiler et se lancer dans ce qui était à l’époque une grande aventure. L’énergie dépensée et la satisfaction du résultat obtenu font que j’éprouve un grand attachement envers ce jeton bien que son graphisme n’ait rien d’exceptionnel et qu’il soit dans un état de conservation moyen.
Bruno Collin
Quelles sont les cotations de ce type d’objets ?
Michel PAYNAT. Comme dans tous les domaines la cotation peut fluctuer dans le temps en fonction de deux éléments : la rareté de l’objet à un moment donné (éventuelles découvertes ultérieures) et le nombre d’acheteurs potentiels. Aujourd’hui on peut établir une fourchette allant de 30 euros pour les jetons parisiens les plus communs et pouvant atteindre 400 euros pour les jetons d’une grande rareté comme celui repris plus avant. La cotation moyenne d’un jeton de province se situe entre 120 et 150 euros à l’exception de quelques jetons très communs qui se négocient aux alentours de 50 euros. Bien entendu, comme pour les monnaies, l’état de conservation peut influencer ces cotations dans un sens ou dans l’autre, sachant toutefois que dans ce domaine l’exigence des collectionneurs est moins marquée que dans le domaine de la numismatique traditionnelle.
Bruno Collin
Y a-t-il beaucoup de collectionneurs de ce type d’objets ?
Michel PAYNAT. Il y a très peu de collectionneurs spécialisés sur ce thème, peut-être en raison de la difficulté à constituer un ensemble cohérent. Ces jetons sont toutefois très recherchés par les collectionneurs régionalistes.
Bruno Collin
Etes- vous collectionneur d’autres choses ?
Michel PAYNAT. Pour ma part je pense qu’il faut faire le distinguo entre posséder une collection et être collectionneur. Si sur le premier aspect je possède des collections assez importantes dans des domaines les plus divers (timbres, monnaies, billets, cartes postales, pyrogènes, toupies de bar…) auxquelles j’ai consacré mon temps, mon énergie et mes deniers à certaines époques, aujourd’hui je suis simplement collectionneur de jetons publicitaires et utilitaires avec des domaines de prédilection comme les jetons de maisons closes, bal, audition, taxe sur les chiens et refuges animaliers, caisses de banques…