par Eduardo Gurgel
Le conflit le plus meurtrier de l’histoire des Etats-Unis est considéré comme une seconde naissance dans ce pays car l’Etat fédéral en est sorti renforcé et l’industrie du Nord a connu un formidable essor pour concurrencer les Européens. C’est également durant cette période qu’ont été mises en place d’importantes réformes monétaires qui seront plus tard à l’origine de la puissance mondiale des Etats-Unis avec notamment l’apparition de son fameux « billet vert ».
UN CONFLIT ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE
Cette guerre n’est pas seulement une lutte pour l’abolition de l’esclavage telle que les historiens l’ont idéalisée mais bien un conflit essentiellement économique et politique entre deux conceptions très différentes de l’avenir des Etats-Unis en 1860. Une partie, au Nord, ne cherche qu’à développer son tissu industriel en bénéficiant de l’apport permanent de main d’oeuvre européenne immigrée et d’un solide réseau de riches banquiers et d’investisseurs qui ne demandent qu’à échapper à l’influence du vieux continent.
Au Sud, au contraire, l’économie est essentiellement agricole et s’appuie sur l’exportation du coton et du tabac vers l’Europe, son seul et unique client, dont l’industrie textile est en plein essor. Les états du Sud sont également attachés à leurs traditions et à une certaine autonomie vis à vis du pouvoir fédéral. Il n’est, par exemple, pas concevable de devoir accepter toutes les décisions votées à Washington concernant l’établissement de barrières douanières pour protéger la production industrielle du Nord ou l’abolition de l’esclavage pour suivre l’exemple de la France et de la Grande-Bretagne. Ces deux mesures mettraient fin aux fondements de leur économie, les grands propriétaires ne pourraient plus compter sur une main d’oeuvre bon marché et corvéable à merci, et risqueraient de surcroît de perdre le débouché européen qui ne manquerait pas d’imposer lui aussi des barrières douanières pour privilégier l’importation de coton asiatique ou africain.
L’élection du président Abraham Lincoln en décembre 1860 est le facteur déclencheur de la sécession de onze états esclavagistes du Sud et donc de la guerre qui s’en suivit. En effet, aucun des représentants du Sud n’ayant soutenu la candidature de Lincoln, ces derniers décident d’investir leur propre candidat, Jefferson Davis, et d’en faire le nouveau président de leur confédération qu’ils fondent le 4 février 1861. Sept état se retirent donc de l’Union fédérale et prennent pour capitale Richmond à moins de 200 km au sud de Washington. Lincoln affirme que cette sécession, bientôt rejointe par 4 autres états esclavagistes, est illégale et déclare la guerre aux sécessionnistes.
Dès le départ le rapport de force est déséquilibré, le Sud ne compte que 9 millions d’habitants dont plus de 3 millions de noirs tandis que le Nord peuplé de 22 millions d’habitants ne cesse de se renforcer avec l’apport d’immigrés qui arrivent dans les grands ports de Boston, Philadelphie et surtout New York. Toutes l’industrie est concentrée dans ces grandes villes avec des moyens de transport modernes et les plus grandes banques du pays qui amassent les capitaux de l’industrie, du commerce maritime, de l’or trouvé en Californie depuis 1848 et même de l’agriculture des riches propriétaires du Sud qui ne disposaient pas de banques intéressantes localement.

Le Sud peut en revanche compter sur des officiers expérimentés comme le fameux général Lee, car tous sont issus des familles aristocratiques, et des engagés volontaires très motivés car ils savent qu’ils se battent pour préserver leur mode de vie. Le Nord doit lui, imposer la conscription et parfois obliger de récents immigrés à se battre pour l’Union s’ils veulent manifester leur volonté d’intégration… ce qui ne manque pas de susciter de violentes émeutes parfois racistes notamment les fameux « draft riots » de New York en 1863.
Les premiers combats sont d’ailleurs plutôt favorables aux Sudistes qui prennent l’initiative en s’emparant de quelques forteresses fédérales et en n’hésitant pas à s’engager sur les terres de l’Union pour contraindre le président Lincoln à accepter une paix de compromis. Les Sudistes espèrent également provoquer l’entrée en guerre des Français et des Anglais qui voient d’un mauvais oeil les mesures protectionnistes du Nord et le blocus sur le coton imposé par la flotte de l’Union mais ils sont abolitionnistes et préfèrent envoyer de simples observateurs. Ainsi jusqu’en 1862, malgré des dizaines de milliers de morts, les Confédérés ont l’avantage militaire mais ils perdent déjà la bataille économique d’un conflit qui se révèle être la première « guerre totale ».
UNE VICTOIRE MONÉTAIRE POUR LE NORD
Pour financer la guerre, le Nord dispose de réserves importantes mais qui ne sont pas directement mises à la disposition de l’Etat en raison de l’absence de banque centrale. En effet, les deux premières banques centrales n’ont existé que pendant des durées limitées entre 1791 et 1811 d’abord, puis de 1816 à 1832 ensuite. Les banquiers privés et les investisseurs craignaient alors que cette banque centrale ne soit génératrice d’une trop grande quantité de billets pour éponger ses dettes et qu’elle provoque ainsi de l’inflation. Ce sont donc les banques européennes, appartenant notamment aux Rothschilds, que Lincoln sollicite pour des emprunts, mais les taux proposés, de 24 à 36%, sont exorbitants et le président décide de faire voter en février 1862 le « Legal Tender Act » qui autorise le gouvernement à émettre des billets sans pour autant être obligé de les gager sur un stock d’or ou d’argent.

Pour garantir ces fonds, le gouvernement augmente les droits de douanes, propose des emprunts de guerre à la population et surtout oblige les banques nationales de chaque état à souscrire aux emprunts d’Etat. L’usage des monnaies d’or disparaît et c’est le triomphe du papier monnaie qui devient célèbre pour la couleur verte de l’encre utilisée pour son impression. Près de 450 millions de dollars sont ainsi émis sous la forme de 150 millions de billets verts ou « greenbacks ».
Les banques privées, qui sont alors près de 1600, sont à leur tour obligées d’accepter les billets verts comme fonds de dépôt pour continuer à émettre leurs propres bons ou billets. En juillet 1862 puis en mars 1863, le Congrès autorise l’impression de 850 millions de dollars supplémentaires en billets verts. La même année, une nouvelle réforme, le « National Bank Act » oblige les banques émettrices de billets à en posséder l’équivalent en billets verts en réserve, ce qui revient à obliger les banques à accepter les billets de l’Union avant même de pouvoir émettre leurs propres billets.
En déposant leurs fonds au Trésor pour pouvoir continuer à émettre, les banques privées commencent à constituer le fond principal de ce qui sera bientôt la réserve fédérale, seule émettrice de billets pour l’ensemble de l’Union. Ainsi, tous les capitaux disponibles sont-ils progressivement transférés au Trésor en échange de bons d’emprunts de guerre. En décembre 1863, le secrétaire du Trésor obtient également que soit apposée la devise « In God we Trust » sur les prochaines monnaies de l’Union. Elle n’apparait pour la première fois que sur les pièces de 2 cents de 1864 mais elle sera bientôt étendue aux autres monnaies en 1873 avant de devenir la devise nationale officielle en 1956.
En 1864, on peut considérer que le gouvernement de Lincoln est parvenu à centraliser l’émission d’une véritable monnaie nationale et à constituer un trésor national d’une valeur inégalée même en Europe. C’est donc une formidable victoire financière pour le Nord même si les billets verts perdent près de 60% de leur valeur entre le début et la fin du conflit mais ils sont victimes d’une inflation finalement contenue à 80% sur quatre ans, ce qui est peu en temps de guerre et comparé au désastre financier du Sud!
UN DÉSASTRE FINANCIER ET HUMAIN AU SUD

Les états du Sud ont un double intérêt à émettre leur propre monnaie. D’une part, ils doivent montrer leur émancipation en possédant une monnaie souveraine, d’autre part, ils doivent avoir la main sur l’émission des monnaies pour financer les frais de guerre. Or, si au Sud vivent de riches propriétaires terriens, ils possèdent peu de réserves financières, d’ailleurs la majeur partie de leurs fonds est déposée dans des banques du Nord, donc pour financer la guerre il faut très vite trouver des expédients.
En l’absence de monnaies d’or et d’argent, thésaurisées, il faut émettre des billets et seuls les stocks de coton peuvent servir de garantie car il est impossible de trouver une banque ou un état étranger auprès duquel emprunter et la maigre population ne pourrait supporter une augmentation des impôts. Le coton ne pouvant être exporté à cause du blocus de la marine de l’Union, que le fameux premier cuirassier de l’histoire, le Merrimack, a tenté de briser en mars 1862, les revenus du Sud s’épuisent rapidement.
Le gouvernement confédéré autorise alors l’émission d’un million de dollars dès avril 1861. Baptisés « Greyback » par opposition aux billets verts du Nord, les premiers exemplaires sont imprimés à… New York !!! Car aucune imprimerie ne semble capable d’émettre des billets de qualité dans les états du Sud. Cette première cargaison de billets est arraisonnée par la marine de l’Union qui a eu vent du projet et il faudra donc faire appel à de banales imprimeries pour fabriquer les billets sudistes.
Ce sont ainsi 73 types officiels de billets confédérés de 50 cents à 1000 dollars qui seront mis en circulation de 1861 à 1864. Ils représentent des personnages sudistes célèbres pour leur rôle dans la Guerre de Sécession comme le président ou le vice-président de la Confédération, le général Stonewall mort au combat ou encore celui du sénateur Clay qui organisa un raid dans le Vermont depuis le Canada pour vider des coffres de banques.
Tous ces billets sont aujourd’hui précieux pour leur graphisme riche et original, parfois lithographié puis signé à la main, destiné à compenser leur manque de sophistication pour éviter les contrefaçons. Quelques tentatives d’émission de pièces sont aussi recensées notamment depuis un atelier de la Nouvelle Orléans qui aurait frappé près de 500 pièces d’un demi dollar mais seuls 14 exemplaires sont aujourd’hui connus. A partir de 1862, les réserves de coton ne suffisent plus et elles perdent de leur valeur quand les Anglais font massivement appel aux productions indiennes et égyptiennes pour leurs industries textiles. Il faut alors utiliser la planche à billet pour compenser en provoquant rapidement une hyperinflation atteignant les 9000% l’an !
Après la défaite de Gettysburg en juillet 1863, qui représentait le dernier espoir du général Lee pour faire plier les politiciens du Nord en s’aventurant au coeur des états de l’Union en Pennsylvanie, le Sud est ruiné et aucun aristocrate possédant encore une quelconque richesse n’est disposé à investir dans des emprunts de guerre confédérés. Bientôt les stocks de coton sont épuisés, la main d’oeuvre mobilisée sur le front vient à manquer dans les plantations et les troupes de l’impitoyable général Sherman ravagent les riches plaines agricoles du Sud en 1864.

Le gouvernement confédéré en est réduit à percevoir des impôts en nature à hauteur de 10% des récoltes et c’est toujours l’émission de davantage de billets qui permet de liquider provisoirement les dettes et de payer les soldes et les dépenses des militaires. Les millions de billets confédérés, auxquels s’ajoutent des milliers de faux billets ou de bons de nécessité privés, provoquent une explosion des prix. Un simple repas peut ainsi coûter 50 dollars et un pantalon près de 3000 à la fin du conflit. L’inflation devient impossible à enrayer et les populations rurales, majoritaires dans le Sud, sont les premières à en souffrir.
La capitale confédérée, Richmond, est prise par le général Grant le 3 avril 1865. Le 9, le général Lee est encerclé et accepte de signer la capitulation à Appomattox en Virginie. C’est la fin de ce long conflit meutrier mais le 14, Abraham Lincoln est assassiné par un jeune acteur sudiste durant une pièce de théâtre.
La Guerre de Sécession a donc fait plus de 600 000 morts au combat et peut-être près d’un million en ajoutant les civils, ce qui en fait le conflit le plus meurtrier de l’histoire des Etats- Unis jusqu’à nos jours. L’abolition de l’esclavage a bien été votée… à la fin de la guerre, le 31 janvier 1865 car cela n’était manifestement pas une priorité des Nordistes même si beaucoup l’affirmeront au lendemain de la guerre.
Mais c’est surtout la consolidation des institutions fédérales américaines, le développement industriel du Nord et le triomphe du billet vert qui permettront bientôt aux Etats-Unis de devenir la plus grande puissance du XXe siècle. Les fameux « Greenbacks » émis pendant la Guerre de Sécession sont retirés de la circulation après la loi du « Contraction Act » d’avril 1866 mais le surnom de la puissante monnaie nationale américaine lui a survécu.