La Syrie est considérée comme l’un des berceaux de l’humanité. On y trouve les premières traces de l’agriculture, de l’urbanisme et de la métallurgie. Sa position de carrefour entre l’Orient, l’Arabie, l’Afrique et l’Occident lui confère une situation exceptionnelle dont ont profité un très grand nombre de civilisations prestigieuses. Les produits les plus raffinés de la planète empruntent les routes de Syrie dont la fameuse soie chinoise. Les grandes religions et les grandes invasions suivent également les mêmes chemins ce qui fait aujourd’hui de la Syrie un territoire complexe avec une population hétérogène. On y trouve alors les causes lointaines de la terrible guerre civile qui frappe aujourd’hui le pays et provoque la mort de milliers d’habitants, la fuite de millions d’autres et la destruction d’un précieux patrimoine mondial.

UN HÉRITAGE HISTORIQUE INCROYABLE
Rarement un pays n’a pu se vanter de posséder un patrimoine culturel aussi riche et diversifié… Seules l’Italie, la Chine ou l’Inde peuvent rivaliser. Malheureusement, cet héritage est très menacé. Chaque civilisation est venue enrichir la région de nouvelles cités et de nouvelles monnaies. Les Hittites et les Egyptiens, qui se sont disputés la région du temps de l’arrivée des premiers Araméens, peuples sémites venus d’Arabie, ignoraient l’usage des monnaies mais les Assyriens puis les Babyloniens côtoient les Grecs et les Lydiens qui ont inventé les premières monnaies modernes au début du VIe siècle. Les Perses, qui s’emparent de la région en 539, sont accueillis en libérateurs et étendent l’usage de leurs monnaies, les dariques, elles-mêmes inspirées des statères de Lydie, les créséides. En 333, c’est au tour d’Alexandre le Grand de s’emparer de la région et d’imposer l’usage de ses fameux tétradrachmes frappés de la tête d’Héraclès. A sa mort, la Syrie fait partie de l’empire des Séleucides, du nom de l’un de ses généraux qui hérite de cette partie de l’empire. La région connaît alors une grande prospérité avec de nombreuses cités dont Palmyre, Doura Europos ou Antioche qui devient la capitale. Pompée en fait une province romaine en 64 avant J.-C. pour protéger l’empire des Parthes qui ont succédé aux Perses dans la vallée du Tigre et de l’Euphrate. Les monnaies romaines viennent alors se mêler aux monnaies grecques d’Orient.
La prospérité économique de la région est telle qu’elle permet même à Zénobie, une princesse de Palmyre, de s’affranchir du joug romain pour établir son propre empire jusqu’en Egypte entre 266 et 272. Elle est vaincue par l’empereur Aurélien mais l’empire romain entame déjà sa lente agonie. La Syrie est alors rattachée à l’empire Byzantin en 395 lors du partage voulu par Théodose et continue de bénéficier de l’essor du commerce en Orient tandis que l’économie occidentale souffre des invasions barbares. Le christianisme est également en pleine expansion et réduit les religions anciennes ainsi que le judaïsme à l’état de minorités. Vers 540, les Sassanides repoussent les Byzantins dans la péninsule turque en prenant le contrôle de la région et c’est à la même époque que l’islam connaît son expansion. La Syrie intègre alors en 661 le califat Omeyyades avec déjà Damas pour capitale, califat que les islamistes actuels prétendent rétablir !
Plusieurs dynasties arabo-musulmanes se succèdent alors dans la région qui s’étend de la Méditerranée à l’Iran : les Abbassides, puis les Fatimides sont remplacés par les Turcs Seldjoukides en 1075, ceux là même qui décident d’interdire les lieux saint aux pèlerins chrétiens d’Occident, obligeant le Pape Urbain II à lancer la première croisade en 1095. Antioche est l’une des places fortes prises par les croisés qui construisent d’imposantes places fortes comme le célèbre Krak des Chevaliers, mais Damas demeure la capitale des musulmans qui cherchent à repousser les croisés notamment sous le commandement de Saladin qui fonde la dynastie kurde des Ayyoubides en 1171.
Les Mamelouks d’Egypte renversent le dernier sultan Ayyoubides et mettent en place leur propre dynastie qui contrôle la Syrie en 1255 jusqu’en 1516. A cette date, la Syrie est envahie par les nouveaux grands maîtres d’Istanbul, les Turcs Ottomans qui contrôleront la région jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale ! Les monnaies musulmanes, dinar et dirhem, puis les monnaies turques sont alors les plus répandues dans le pays. La livre turque, plus moderne que l’ancien « akce » ou le « kurus » est notamment introduite en 1844 pour permettre à l’empire Ottoman de rentrer dans l’ère moderne mais il faut attendre 1870 pour voir les livres s’imposer et le kurus disparaître. Le kurus était alors encore une subdivision de la livre.

LE RÉVEIL DU NATIONALISME ARABE
Les premières résistances arabes contre la domination turque apparaissent aussi au XIXe siècle. Les mouvements nationalistes arabes obtiennent alors le soutien des Occidentaux qui cherchent à défendre les Chrétiens d’Orient et à affaiblir l’empire Ottoman. Prétextant une menace contre des moines du Mont Liban, les puissances européennes envoient un corps expéditionnaire qui permet au Liban de devenir un territoire autonome en 1861. Les autres peuples de Syrie doivent attendre la Première Guerre Mondiale pour obtenir à leur tour un soutien britannique, incarné par Sir Lawrence, qui leur promet l’indépendance en cas de défaite des Turcs. Malheureusement, ces promesses ne seront pas tenues par les Anglais et les Français qui se sont déjà partagés les territoires arabes libérés lors d’accords secrets signés dès 1916, les fameux accords Sykes-Picot qui fixent notamment les frontières entre la Jordanie, la Syrie et l’Irak et qui sont dénoncés par Daesh. Les accords sont confirmés par les traités de paix malgré une déclaration d’indépendance proclamée par le Congrès National Syrien en mars 1920. La Syrie devient donc une monarchie, dirigée par le prince Fayçal mais sous mandat français. Fayçal accepte de collaborer mais ses généraux refusent, ils sont alors sévèrement battus par un corps expéditionnaire français en juillet 1920. Fayçal, contraint à l’exil, devient roi d’Irak tandis que la France prend le contrôle de la Syrie qu’elle divise en quatre provinces en fonction des minorités alaouites, druzes, turques ou chrétiennes.
Ces derniers, les Maronites, obtiennent la création d’une grande république libanaise dont ils deviennent les maîtres en 1926. Les Français remplacent alors les kurus par des « piastres » et la livre turque est avantageusement remplacée par la livre anglaise malgré le mandat français. La « Banque de Syrie », fondée par les autorités françaises est cependant chargée d’émettre des monnaies pendant 15 ans à partir de 1924 et de remplacer à terme la livre par le franc avec un taux de 20 francs pour une livre. Mais, avec la Seconde Guerre Mondiale, la Syrie, contrôlée par Vichy, est libérée par les Anglais et les Forces Françaises Libres en 1941. La livre britannique redevient alors la référence. A la fin de la guerre, les Syriens aspirent à l’indépendance qu’ils réclament dès 1943, mais le général De Gaulle coupe court à leurs attentes en ordonnant le bombardement de Damas le 29 mai 1945 !
Les Français ne seront contraints de se retirer de Syrie qu’en 1946 grâce à la pression des Nations-Unies. Peu de temps après l’indépendance, le gouvernement provisoire syrien choisit d’adopter le dollar avec un taux de change de 2,19 livres pour un dollar en 1947. Un gouvernement républicain est enfin élu et l’une de ses premières action est de déclarer la guerre à Israël qui vient d’obtenir la création de son propre Etat en 1948. La jeune République défaite, est alors secouée par de nombreux coups d’Etat militaires soutenus par les Occidentaux, les Egyptiens ou les Irakiens. En 1955, le nouveau président élu avec l’aide de l’Egypte de Nasser, décide de lier le sort de son pays à celui de l’Egypte en créant une République Arabe Unie en 1958.
La référence au dollar est alors abandonnée en 1961 pour permettre le rapprochement des deux monnaies, mais cette union échoue et les opposants à l’Egypte du parti Baas prennent le pouvoir par un coup d’Etat en 1963. La livre syrienne est alors maintenue artificiellement à flot par le pouvoir en place car en réalité elle ne vaut plus grand chose sur le marché noir, le seul qui permette de se procurer réellement des devises étrangères.

LA SYRIE DES ASSAD
Le parti Baas, pro-soviétique, doit faire face à une nouvelle défaite contre Israël lors de la Guerre des Six Jours en 1967. Le gouvernement se durcit alors autour du général Hafez-El Assad qui impose un régime autoritaire à partir de 1970. Il encourage le développement économique en nationalisant les principaux secteurs économiques du pays mais il persévère dans son erreur en entrant à nouveau en guerre contre Israël en 1973. Cette fois-ci la Syrie perd le contrôle du Plateau du Golan, site stratégique et véritable château d’eau de la région. L’intervention au Liban en 1975 ne permet pas au pays de se remettre de ses difficultés financières d’autant que l’entente avec les voisins turques et irakiens se dégrade après la construction de barrages sur les principaux cours d’eau, le Tigre et l’Euphrate.
Le gouvernement syrien soutient d’ailleurs l’Iran dans sa lutte contre Saddam Hussein qui avait alors la faveur des Occidentaux depuis la révolution iranienne. A la fin des années 80, la Syrie renoue des relations diplomatiques plus favorables avec les Occidentaux en intervenant efficacement pour mettre fin à la guerre civile au Liban en 1987. Des accords lui accordent alors la tutelle sur le Liban en 1989 et un traité d’amitié est signé en 1991. Le régime est aussi réputé pour sa lutte efficace contre les mouvements islamistes, notamment les Frères Musulmans qui cherchent toujoursà déstabiliser la région jusqu’en Egypte. Enfin, le régime syrien condamne Saddam Hussein et soutient la coalition lors de la première Guerre du Golfe en 1991. Les Occidentaux ferment alors les yeux sur la dictature du clan Assad.
L’absence de libertés, le non respect des règles démocratiques, les nombreuses violations des droits de l’homme et la corruption ne donnent lieu à aucune condamnation de l’opinion internationale. Le clan Assad est donc libre de faire main basse sur toutes les richesses du pays et bientôt près de la moitié du PIB est confisqué par le clan familial. En 1997 et 1998, une nouvelle série de billets est lancée avec les plus petites valeurs remplacées par des pièces et un nouveau billet de 1000 livres. L’une de ces pièces, bimétallique, adopte sans le vouloir, exactement les mêmes tailles et poids que les pièces norvégiennes de 20 couronnes. Des petits malins en profitent aussitôt pour organiser un trafic de pièces syriennes en Norvège, les pièces de 10 Livres ne valant que 0,44 couronne mais permettant de se procurer les mêmes denrées dans les distributeurs automatiques ! Le gouvernement norvégien est alors contraint de fermer une bonne partie de ses distributeurs.
En 2000, Bachar El-Assad succède logiquement à son père décédé en devenant président. La population espère alors obtenir d’avantage de libertés de la part de ce jeune dirigeant qui ne se destinait pas à la politique mais à l’ophtalmologie. Il n’a dû envisager cette carrière qu’après la mort accidentelle de son frère aîné en 1994. En réalité, le clan Assad et son arrière garde alaouite (une minorité chiite vivant au milieu de la majorité sunnite) ne veulent faire aucune concession démocratique et tout espoir de liberté et de démocratie disparaît en quelques mois. Le nouveau maître du pays souhaite cependant l’ouvrir aux investisseurs internationaux pour le moderniser et relancer l’exploitation du pétrole. Il autorise alors l’ouverture de banques privées et entame des négociations pour intégrer l’OMC. Bachar El-Assad entretient également d’excellentes relations avec la Russie et l’Union Européenne dont les compagnies pétrolières comme Total ou BP sont impatientes d’investir dans le pays.

Malheureusement, en février 2005, un important homme politique libanais proche de la famille royale saoudienne, Rafik Hariri, est assassiné dans un attentat attribué aux services secrets syriens. Sous la pression internationale, les forces syriennes doivent alors quitter le Liban et le régime syrien est sommé de collaborer avec les enquêteurs de l’ONU. La Syrie est alors sous pression et de nombreux acteurs internationaux, dont les Occidentaux, les Turques ou les Saoudiens souhaitent ouvertement que le clan Assad cède le pouvoir. Seule la Russie qui dispose d’une base militaire sur la Méditerranée en Syrie, et le président français qui souhaite en 2008 créer de nouvelles relations entre tous les pays du pourtour méditerranéen dont la Syrie et la Libye, conservent des liens avec Bachar El-Assad.
Tout change après le déclenchement du Printemps Arabe en 2010. Plusieurs dictateurs, jugés pourtant incontournables dans la diplomatie régionale comme Ben Ali ou Hosni Moubarak sont finalement renversés après quelques semaines de manifestations. En Syrie, 30 000 personnes défient le pouvoir en manifestant, malgré l’interdiction, dans les rues de Damas en février 2011. Ils dénoncent un régime autoritaire, sans aucune liberté et dont les rares richesses sont accaparés par la famille régnante. Pourtant la Syrie connaissait une petite embellie économique avec une croissance de 5 à 6% par an liée à l’ouverture des marchés intérieurs aux puissances émergentes et à l’exploitation du pétrole. Ses infrastructures sont en pleine phase de modernisation quand éclate finalement la guerre avec les rebelles qui veulent à tout prix renverser Bachar El-Assad et son clan à partir de mars 2011.
En réalité les acteurs de cette guerre sont nombreux et ont différents intérêts. Entre les minorités druzes, kurdes ou chiites dont les Alaouites du clan Assad, la majorité sunnite associée parfois aux anciens ennemis irakiens et en partie attirée par la perspective d’un Etat Islamique sur le modèle des anciens califats de la région, les démocrates, les partisans d’Al-Qaïda, les Frères Musulmans, les Turques, les Chiites du Hezbollah Libanais, les minorités chrétiennes, qui cherchent la protection soit des Assad, soit des Kurdes… la situation est extrêmement complexe ! On compte plus d’une vingtaine de belligérants différents sans compter les intervenants étrangers donc les Occidentaux qui peinent à trouver sur qui exactement s’appuyer pour lutter contre l’organisation terroriste de Daesh aujourd’hui d’avantage redoutée qu’Al Qaïda ! La situation n’est donc pas prête de s’éclaircir et l’on se demande même si Bachar El-Assad ne serait pas utile comme rempart contre l’Islamisme ?
Aujourd’hui, tout manque en Syrie, l’eau, la nourriture et même le pétrole, alors que le pays est producteur et exportateur. Les bidons d’essence sont d’ailleurs une excellente monnaie d’échange, bien plus intéressante que les livres syriennes qui ne valent plus grand chose même si elles sont encore officiellement cotées à plus de 200 livres pour un euro. Le gouvernement syrien engage l’essentiel de ses ressources dans le financement de la guerre. Tout le reste est à l’abandon et les spécialistes estiment que le conflit pourrait coûter près de 150 milliards à la Syrie. Le tourisme a disparu alors qu’il attirait jusqu’à quatre millions de visiteurs au début des années 2000 et le patrimoine mondial n’est plus surveillé. Il est à la merci des destructeurs de l’Etat Islamique qui revendiquent la démolition de tout patrimoine non musulman et des profiteurs de guerre qui viennent piller les sites pour en revendre des reliques sur le marché noir. Enfin, les bombardements affectent tous les vieux quartiers médiévaux et mettent parfois en cendre en quelques semaines des lieux millénaires comme le fameux marché d’Alep !