Le métier de changeur
C’est au XIIIe siècle qu’apparaît le métier de changeur, peu après la réintroduction de l’or dans la frappe monétaire occidentale avec la création du florin de Florence en 1252 et du sequin de Venise en 1284. Présent tout d’abord en Lombardie (Italie du Nord), l’activité du change se diffuse très vite dans toute l’Europe en raison des grandes foires internationales, comme celles de Champagne, et du développement croissant des relations commerciales reliant les principales cités d’Europe.
Rapidement, les changeurs revendiquent l’importance de leur activité.
C’est ainsi par exemple qu’ils s’exhibent publiquement sur les vitraux que leurs communautés financent et offrent à la cathédrale de Chartres et à celle du Mans.
La diversité des monnaies en circulation imposait en effet aux commerçants étrangers et aux voyageurs d’échanger leur argent contre de la monnaie locale avant de pouvoir entamer toute transaction conséquente.
C’est pour cela que la plupart des changeurs s’installaient aux portes des villes. Il n’était cependant par rare qu’ils déplacent leurs échoppes sur les foires et les marchés pour se trouver au plus près de leur clientèle.
Avec le temps, les changeurs établirent leurs boutiques dans un endroit déterminé, ”un lieu public dans les villes de commerce, où les Marchands & Banquiers s’assemblent pour exercer leur commerce d’argent” (Furetière, Dictionnaire universel, Rotterdam, 1690).
Ce lieu est généralement appelé ”place du Change”, comme à Nantes où celle-ci était en effet occupée par les bureaux des changeurs. Le regroupement des changeurs nantais en ce lieu était effectivement lié à sa position stratégique car cette place constituait alors le point de départ de toutes les grandes voies de communication anciennes et modernes.On citera aussi le Pont du Change traversant la Seine à Paris, reconnaissable à ses nombreuses maisons, ainsi que celui traversant la Saône à Lyon également appelé Pont du Change.

A Lyon, place financière majeure située au carrefour des grandes routes commerciales européennes, le métier de changeur était libre. Au fil du temps, le métier évolue et le changeur finit par remplir trois tâches principales :
- Au XIIIe siècle, le changeur est un simple artisan indépendant qui procède à l’échange de différentes sortes de monnaies anciennes ou étrangères. Il se rémunère en prélevant des commissions sur les sommes échangées.
- Progressivement, le changeur s’est vu remettre de plus en plus d’argent dont il assurait la conservation et la sécurité. Le client recevait alors un reçu manuscrit, ou lettre de change, qu’il pouvait lui-même transmettre à un éventuel créancier. C’est de cette manière qu’est apparu le papier-monnaie. Avec le développement de ces lettres de créance, permettant aux commerçants d’échanger sans argent liquide, le changeur se fit aussi banquier. Dans le langage courant, les mots ”changeur” et ”banquier” sont même devenus synonymes. Les liquidités ainsi confiées aux changeurs leur permettaient d’octroyer des crédits : la personne souhaitant emprunter de l’argent pouvait se rendre chez le changeur qui prenait sur les dépôts reçus la somme souhaitée. Sur ces prêts, consentis sur des fonds qui n’étaient donc pas les siens, le changeur-banquier prélevait un intérêt parfois important, appelé usure. Cette pratique à laquelle bien des puissants eurent recours, à commencer par les souverains en guerre, suscita des réactions de rejet, allant jusqu’à la condamnation par l’Église.
- À partir du XVIe siècle enfin, le changeur devint un agent public missionné par le Roi pour retirer de la circulation les fausses monnaies, les anciennes pièces qui n’étaient plus acceptées et celles qui, trop usées ou rognées, avaient perdu de leur valeur. ”En France, les Changeurs sont établis par le Roi : ils sont obligés de porter aux Hôtels des Monnoyes, les espèces légères, altérées, ou décriées, qu’ils ont reçues, ou changées” résume Savary des Brûlons dans son Dictionnaire de commerce publié à Amsterdam en 1726.En effet, seuls les changeurs dûment reconnus étaient habilités à retirer de la circulation les monnaies défectueuses. Ils les payaient alors contre leur stricte valeur métallique, d’où la nécessité d’un pesage précis grâce à de petites balances et à des poids monétaires dument étalonnés. Ils revendaient ensuite ces pièces défectueuses aux maîtres des Monnaies, mais aussi aux orfèvres. Pour éviter tout abus, le changeur devait obligatoirement peser face à son client chaque monnaie qu’on lui présentait. Il était tenu ensuite de découper en morceaux, toujours en présence du client vendeur, les monnaies de moindre valeur qu’il avait rachetées au poids. Les changeurs prélevaient à nouveau une commission sur ces transactions. Cette mission publique explique encore la localisation de la place du Change de Nantes. En effet, cette place était au cœur du ”quartier de l’argent” de la cité, avec l’Hôtel de la Monnaie situé sur la place du Bouffay, et les ateliers des orfèvres installés rue de la Casserie, laquelle débouchait sur la rue de la Clavurerie où officiait l’unique maître balancier nantais répertorié. Le cas nantais fait clairement apparaître un regroupement professionnel. Il en était de même à Lyon car les maisons construites sur le Pont du Change accueillaient à la fois les ateliers d’orfèvres et les échoppes des changeurs. En outre ce pont débouchait sur la Place du change où se dressait la Bourse construite au milieu du XVIIe siècle.
Prélevant à chaque occasion de l’argent sur l’argent, les changeurs pratiquaient une activité très rémunératrice, mais celle-ci suscitait la méfiance des autorités comme de la clientèle et attisait une certaine jalousie publique. C’est pour cela qu’”on dit proverbialement d’un homme qui paye bien, qu’il paye comme un changeur, parce que les changeurs payent comptant ; & qu’un homme est riche comme un changeur, quand on luy voit beaucoup d’argent comptant». Les nombreux tableaux figurant l’Avarice ou la Cupidité personnifiées sous les traits de changeurs aux visages marqués par leurs vices montrent la mauvaise réputation de ces marchands toujours affairés à compter et contrôler leurs piles de pièces d’or et d’argent. Toutefois, d’autres tableaux ne sont pas des allégories des vices mais bien d’authentiques portraits de changeurs posant dans l’exercice de leur métier.

Le matériel du changeur
À la lumière des différentes fonctions des changeurs, on comprend sans peine l’importance de cette activité pour la bonne économie du pays et pourquoi cette corporation était si étroitement contrôlée par les autorités royales. On comprend aussi que les changeurs étaient au cœur de puissants réseaux et qu’ils étaient les dépositaires d’un savoir particulier. Pour exercer leur métier, les changeurs avaient recours à un matériel professionnel tout à fait spécifique.
Celui-ci se composait tout d’abord d’une balance de précision, appelée trébuchet, accompagnée de poids dûment certifiés frappés de l’empreinte simplifiée des monnaies auxquelles ils correspondaient. En outre, les changeurs devaient toujours être munis d’un livre illustré mentionnant la valeur des pièces anciennes et nouvelles autorisées à circuler, qu’elles aient été frappées dans le pays ou à l’étranger.

Il n’était pas rare aussi de voir dans leurs boutiques, ainsi que dans les lieux publics, des affiches officielles détaillant l’”évolution et tarif du prix que le Roy veut et ordonne estre payé aux Hostels des Monoyes et par les changeurs, des espèces, barres, lingots, ouvrages, matières et vaisselles d’or et d’argent”. Ces documents, souvent illustrés, étaient là pour informer les clients et éviter les litiges. Enfin, pour disposer et ranger leur matériel, les changeurs étaient toujours équipés d’une table, appelée banco en italien. Cette table connut bien des évolutions en même temps que le métier se diversifiait. Au XIIIe siècle elle n’avait rien de particulier si ce n’est qu’elle était couverte d’un tapis. C’est au XVIe siècle qu’une table spécifiquement adaptée aux changeurs fut créée, munie des mécanismes de sécurité indispensables à la fonction. En effet, elle était dotée d’un plateau supérieur coulissant grâce auquel une distance se créait entre le changeur et son client afin de prévenir le vol. Le pesage et l’échange des pièces étaient bien effectués devant le client, mais hors de sa portée, et la remise de la monnaie se faisait sur le plateau une fois celui-ci refermé.

En outre, les premières tables de changeurs possédaient de nombreux tiroirs, certains secrets, un coffre et une solide serrure. Pour finir, cette table devait être aisément transportable, pour être apportée sur les marchés, ou pour être mise à l’abri. Au XVIIe siècle, la table de changeur se modernisa et devint plus ouvragée. Ce n’était plus un meuble uniquement fonctionnel, on cherchait à le rendre élégant. Ces nouvelles tables, qui demeuraient transportables, se caractérisaient par quatre pieds tournés, réunis par une entretoise trapézoïdale. On connaît de cette époque certaines tables marquetées. Bien entendu, elles présentaient toujours un large tiroir destiné à conserver l’argent des clients et les instruments indispensables au travail du changeur. Au XVIIIe siècle enfin la table de changeur se modernisa encore et évolua avec les styles. Quand un changeur utilisait inconsidérément l’argent qui lui avait été confié, sa table était mise en pièces pour éviter qu’il ne reprenne ses activités.
On employait alors l’expression banco rotto, littéralement ”table rompue” qui a donné le mot banqueroute, synonyme de faillite de la banque.
POUR EN SAVOIR PLUS
Je vous recommande de lire Poids et balances monétaires, petits instruments du grand commerce que je viens de signer aux éditions Grand patrimoine de Loire-Atlantique. ISBN 979-10-95263-03-6 ; prix : 18€.