C’est un peu ce que les journalistes nomment un “marronnier”, car ce thème réapparaît régulièrement sans que la situation ne semble réellement bouger. Cette inquiétude relative à la disparition des monnaies physiques (papier ou métallique) était plus ou moins présente dans l’actualité de cette dernière décennie, mais elle a été très nettement boostée par la crise pandémique. En effet, de facto, comme on ne pouvait plus sortir et ou, du moins, limiter ses déplacements, le paiement par carte bancaire s’est considérablement développé. Qui plus est, le seuil du règlement dit « sans contact » a été élevé à 50 € et la vente par internet a explosé. Mais qu’en est-il, dès lors, de l’avenir des espèces ?
Les lobbies à la manœuvre
Comme on le dirait dans une bonne série policière, voyons tout d’abord « à qui profite le crime ». Qui peut avoir intérêt à la disparition des espèces et donc va tenter d’instrumentaliser la communication en ce sens ?

Les banques : Cette activité de réception ou de délivrance de cash est, sans nul doute, un poste de dépense important qu’elles aimeraient bien supprimer. Et cela ne date pas d’hier. Du temps, par exemple, où la Monnaie de Paris frappait des pièces de 100 francs en argent, monnaies à cours légal (à la fin du siècle dernier quoi!) , il fallait déjà qu’elle déploie des trésors de communication pour inciter les réseaux bancaires à les distribuer, les caissiers préférant les billets, moins lourds. Et depuis que, pour éviter les braquages, il n’y a quasiment plus d’espèces dans les agences bancaires, tous les moyens sont bons pour s’en débarrasser : dépôt de cash limité (sous peine de transmission d’un signalement à TRACFIN), retraits importants sur commande préalable uniquement…Il ne reste que les DAB (Distributeurs Automatiques de Billets), gérés par des sociétés de transport de fonds, mais qui coûtent cher aux Banques. D’où la tentation de les restreindre (-12 % depuis 2016). Où l’ouverture de banques en ligne qui ne gèrent quasiment plus les espèces.
Les réseaux de Cartes Bancaires : ils voient là un moyen de prendre le monopole des paiements. Mais, contrairement aux espèces, leur intervention n’est pas gratuite, ni pour vous (frais de gestion, coût des cartes…), ni pour le commerçant qui les accepte !
Les Services Fiscaux : ils s’inquiètent toujours de ces paiements en cash, vecteurs de fraude fiscale ou de blanchiment d’activités illicites.
L’étude de la Banque Centrale Européenne
Une récente étude de la BCE s’est penchée sur ce sujet. Bien sur elle a noté que, durant la période COVD, les paiements en espèces sont passés de 79 en 2019 à 59 % en 2022 des transactions, et que ceux par carte bancaire, aux points de vente, de 25% en 2019 à 34% pendant la même période. Mais la carte bancaire n’est pas la seule à voler la vedette aux espèces. Avec Apple Pay, Paylib ou encore Google Pay un nombre croissant d’utilisateurs, surtout jeunes, font le choix de numériser leur portefeuille, certains allants même jusqu’à sortir de chez eux, leur téléphone comme unique moyen de paiement. Le paiement par mobile reste cependant marginal en Europe, contrairement à d’autres régions où il est définitivement entré dans les mœurs, comme en Asie ou aux Etats-Unis. Bien que multiplié par trois depuis 2019, il ne représente encore aujourd’hui que 3% des transactions.
Mais cette étude montre aussi qu’une large majorité des Européens préfèrent toujours le paiement en espèces. Tout d’abord, ils le trouvent plus anonyme. Car quoi de plus indiscret qu’un relevé de cartes bancaire qui peut même permettre à votre gestionnaire de compte de vous suivre dans vos déplacements. D’autre part, le cash permet de gérer au plus près les dépenses, sans risque de s’aventurer dans des dépassements ingérables. Enfin, on n’y pense pas nécessairement, mais que vont devenir les marginaux et autres sans-abris qui font la manche s’ il n’y a plus d’espèces ? Va-t-on, comme en en Suède, les doter de terminaux de paiement ? Ce pays a tenté l’aventure mais a du faire marche-arrière et, le 1er janvier 2020, a rétabli l’usage du cash dans les transactions .
C’est pour toutes ces raison que l’argent liquide n’est pas du tout en passe de devenir obsolète. Sous le matelas ou dans la boite à biscuits, les Français conservent de plus en plus d’argent en dehors du porte-monnaie. Depuis le début de la crise du Covid-19, le montant des ces billets libres dans les ménages a augmenté de 63 milliards d’euros d’après la Banque de France.
Et la guerre en Ukraine pourrait bien avoir pris la relève, puisque la tendance est toujours à la hausse. À la fin du premier semestre 2022, les ménages détenaient 275 milliards d’euros en pièces et en billets, contre près de 10 milliards d’euros de plus qu’à fin décembre 2021, un record selon les données de l’institution. Les entreprises, elles aussi, ne laissent pas tomber les billets. En France, 95 % d’entre elles acceptent les espèces et 99 % projettent de continuer à le faire dans les années à venir, selon une récente étude de la BCE.
Et ailleurs ?
Cette situation semble très similaire au Canada où un récent article du Financial Post soulignait que la demande d’espèces était en pleine explosion. D’ailleurs, en dépit d’une hausse également croissante, du nombre de paiements dématérialisés, 79 % des Canadiens indiquent ne pas vouloir se séparer de l’usage des espèces. Si chaque Canadien détenait en moyenne 106 $ en cash en 2017, en 2022 on est passés à 127 $. Et la demande est de plus en plus forte sur les grosses coupures de 50 et 100 $ ce qui, comme en Europe, montre bien qu’il s’agit d’une épargne de précaution et non pas d’argent destiné aux paiements courants. Cette tendance est confirmée par le rapport annuel de la Banque du Canada qui indique que la demande d’espèce est la plus forte de ces 60 dernières années. Les personnes interrogées indiquent que cette démarche est provoquée par la crise actuelle, mais aussi par une crainte de plus prégnante d’un effondrement des systèmes de paiement électronique, en particulier à cause des attaques de hackers, qui les laisseraient durablement sans aucun moyen de paiement. Ce qui fut le cas en juillet 2020 lors d’une attaque du groupe Rogers (l’équivalent d’Orange ou SFR) et de sa branche de paiement électronique, qui furent ainsi complètement paralysés. Et cette inquiétude gagne même les États-Unis ou l’état de l’Utah recommande à ses citoyens de conserver 200 $ par précaution dans un «disaster kit » !
Alors ? Les espèces sont-elles l’ultime recours en cas de crise ? En tous cas, ce ne sont pas les numismates qui vont s’en plaindre !