Le 3 janvier dernier, Fernando Haddad, le nouveau ministre de l’Économie du gouvernement récemment mis en place par le président brésilien Lula qui a remporté les élections présidentielles de novembre, et l’ambassadeur de l’Argentine, se sont rencontrés pour notamment évoquer le projet de création d’une monnaie commune aux deux pays et bientôt à tout le Mercosur, voire l’Amérique du Sud. Un projet très ambitieux qui n’est pas nouveau puisqu’il avait été encensé par l’ex-président Jair Bolsonaro en juin 2019. L’espoir qu’il peut susciter pour le rapprochement des nations sud-américaines et la constitution d’un bloc indépendant des Etats-Unis est cependant largement refroidit par le scepticisme des spécialistes du Brésil et du monde entier qui eux soulignent les nombreux obstacles à surmonter avant de parvenir à l’aboutissement d’un tel projet de monnaie unique sud-américaine !
Les origines du projet
Le projet d’une monnaie commune en Amérique Latine n’est pas nouveau et en réalité il existe déjà au moins une union monétaire, celle de “l’Eastern Caribbean Dollar” qui regroupe 6 anciens territoires britanniques dans les Caraïbes. Une “zone monétaire dollar” existe également de fait et elle concerne les pays qui ont choisi de se rattacher au dollar américain pour stabiliser leur économie comme l’Equateur, le Salvador ou le Belize mais ce rattachement rigide a montré ses faiblesses à la fin des années 90 quand il a provoqué de graves crises financières et économiques dans les pays qui avait rattaché leur devise au dollar mais qui a avait vu la valeur de leurs principaux produits d’exportation chutée sur le plan international. L’ALBA ou Alliance Bolivarienne des peuples de l’Amérique avait également proposé une monnaie commune, le “sucre”, pour résister à la domination du dollar mais cette décision était essentiellement idéologique et politique avec peu de fondements économiques sérieux. Enfin, la CAN ou Communauté Andine qui existe depuis 1969, le MERCOSUR dont les accords de libre-échange datent de 1991 et l’UNASUR qui réunit pratiquement tous les pays d’Amérique du Sud depuis 2008, envisagent tous d’adopter un jour une monnaie commune pour faciliter leurs échanges et gagner en stabilité économique malheureusement l’instabilité politique, les inégalités de salaires, l’instabilité des prix des matières premières exportées, les taux d’inflations élevés, le manque d’ouverture internationale, la dépendance vis-à-vis des Etats-Unis, le manque de convergence politique et l’instabilité des devises n’ont jamais permis d’envisager sérieusement la mise en œuvre d’un tel projet. Selon les économistes, seuls 5 pays pourraient éventuellement répondre aux critères de convergence indispensables à la naissance d’une monnaie commune : le Brésil, l’Argentine, le Chili, le Paraguay et l’Uruguay. Le projet est donc réapparu en juin 2019 à l’occasion d’une rencontre officielle entre Jair Bolsonaro, président nationaliste brésilien et Mauricio Macri, son homologue argentin alors candidat à sa réélection dans un pays qui faisait face à une grave crise économique, financière et budgétaire. Ainsi, le 7 juin 2019, Bolsonaro, souhaitant apporter son soutien à son ami argentin, annonçait fièrement qu’en concertation avec leurs ministres de l’Economie respectifs, ils avaient “fait un premier pas en direction d’une monnaie unique”. Le ministre de l’Économie de l’époque, Paulo Guedes, qui vient tout juste d’être remplacé par Fernando Haddad, justifiait alors cette idée car les deux pays “étaient exposés aux mêmes chocs externes, dépendaient beaucoup des exportations de matières premières et avaient une monnaie qui fluctuaient en fonction de la conjecture internationale”. Ils espéraient donc gagner en stabilité, mutualiser leurs efforts pour favoriser leurs exportations et faire preuve de solidarité pour défendre leur devise et juguler l’inflation qui atteignait alors 55% en Argentine avec un peso dévalué de 60% ! Ils espéraient également élargir le projet aux membres du Mercosur pour “lutter contre l’expansion du socialisme et du communisme dans la région”.

Un projet optimiste…
Le projet du ministre de l’Économie de l’administration Bolsonaro, Paulo Guedes, a été paradoxalement soutenu très tôt par le nouveau président Lula. Ce dernier, alors candidat du Parti Travailliste annonçait dès le mois de mars 2022 sont intention de créer cette monnaie unique pour augmenter le potentiel de croissance des marchés concernés, accélérer le processus d’intégration régionale et surtout offrir une alternative à la suprématie du dollar américain, idée qu’il partage avec Nicolas Maduro, dictateur du Venezuela pour échapper à la dépendance vis-à-vis du capitalisme américain. Lors de leur rencontre du 3 janvier dernier, les responsables argentins et brésiliens actuels, qui partagent des points de vue idéologiques avec une forte influence socialiste, espèrent avec ce projet “renforcer le bloc commercial et élargir les liens entre les deux pays” mais ils affirment en revanche qu’ils ne projettent pas dans l’immédiat de supprimer les deux devises, le real et le peso. Le projet monétaire prendrait donc dans un premier temps la forme d’une unité de compte commune, une sorte de monnaie virtuelle facilitant les échanges entre les Etats de la région.
…mais très critiqué
Les observateurs, spécialistes de l’économie du Brésil ou du monde entier, sont eux beaucoup plus pessimistes en faisant remarquer que de nombreux obstacles doivent être surmontés avant de parvenir à une union monétaire. La plupart prennent l’exemple de la seule monnaie unique réellement efficace face au dollar, l’euro. Ils font tout d’abord remarquer que le processus d’adoption de la monnaie unique européenne a été très long malgré une convergence des volontés politiques et une certaine similarité des économies des pays concernés. En effet, l’Union Européenne est née avec la signature d’un traité de libre-échange à Rome en 1957 mais elle n’a mis au point son Système Monétaire Européen qu’en 1979. Ce dernier prévoyait alors la mise en place des critères de convergence en matière de taux de change des devises, de politique monétaire entre les Banques Centrales, de maîtrise de l’inflation et d’assainissement des finances publiques. Il faudra ensuite attendre plus de 10 ans pour que les 12 Etats membres de l’époque signent le traité de Maastricht en décembre 1991 pour adopter officiellement la mise en œuvre de la monnaie unique et encore presque dix années de plus pour répondre à tous les critères et résoudre tous les aspects techniques et juridiques d’un tel projet. L’Euro est ainsi adopté le 1er janvier 1999 sous la forme d’une monnaie commune de compte “invisible” mais les premières pièces et billets ne sont mis en circulation qu’en janvier 2002. Il est alors sérieusement permis de douter de la stabilité des relations entre les Etats du Mercosur, condition indispensable pour parvenir à élaborer et faire aboutir un tel projet en quelques années ! Pour tous les spécialistes, une monnaie commune ne peut aboutir qu’avec une volonté politique commune, or les Etats du Mercosur sont trop instables politiquement, alternant des gouvernements qui vont de l’extrême gauche à l’extrême droite et trop éloignés économiquement. Les critères de convergences économiques ne sont absolument pas à des niveaux similaires. Si l’on observe les deux candidats actuels, l’Argentine et le Brésil, leurs situations économiques respectives sont très contrastées. D’un côté, le Brésil représente plus de la moitié du PIB de l’Amérique du Sud, parvient à accentuer ses exportations, à réévaluer sa devise, le real, face au dollar et à contenir son taux d’inflation à 11% tandis que l’Argentine affronte l’une de ses plus graves crises économiques avec une inflation à plus de 55%, une monnaie qui s’effondre et des échanges qui chutent. Les économistes brésiliens comme José Julio Senna de l’Institut Brésilien de l’Economie, Alessandra Ribeiro de Tendencias Consultoria ou Thomas Sarquis d’Eleven Financial, soulignent tous que le Brésil n’est pas en mesure de venir au secours de l’économie de son voisin et que les deux banques centrales mènent des politiques monétaires trop différentes en matière de taux d’intérêt par exemple.
Pour conclure sur le sujet, il est absolument certains que le processus de mise en place d’une monnaie commune ne peut aboutir durant les 4 années prochaines correspondant approximativement aux mandats des deux gouvernements actuels du Brésil et de l’Argentine, et il est fortement probable que les gouvernements qui leur succéderont renonceront à cette idée pour faire face à d’autres priorités. C’est donc bien la volonté politique qui détermine l’aboutissement d’un tel projet ! Il faudra sans doute attendre plusieurs années avant que les économies des Etats d’Amérique du Sud se stabilisent suffisamment et que les politiques économiques se coordonnent durablement. Paulo Guedes, dont les partisans critiquent aujourd’hui abondamment ce “projet communiste des Pétistes” sur tous les réseaux sociaux avaient pourtant apporté une réflexion intéressante en affirmant lors du Forum Economique Mondial réuni à Davos en mai 2022 “qu’il faudrait envisager dans 15 ans, la création d’un peso-real » !