Monnaies de confiance, monnaies de siège ou obsidionales, monnaies de nécessité, jetons ou bons de nécessité… autant de noms pour désigner des monnaies ayant cours légal, forcé ou toléré dans des situations aussi exceptionnelles que des crises, des guerres ou des blocus qui empêchent les autorités légales de fournir en quantité suffisante les monnaies nécessaires à la poursuite des activités aussi vitales que le paiement des salaires, l’achat des biens de première nécessité ou le commerce. De nombreuses monnaies ont déjà pu connaître une circulation locale au moyen âge pour suppléer au manque de monnaies royales mais elles émanaient d’autorités féodales qui usurpaient le droit régalien du prince.
De même, en Amérique ou en Asie, les monarchies européennes ont pu tolérer l’émission de monnaies exceptionnelles comme les macuquinas du XVIe au XIXe siècle. Ici il s’agit plutôt de parler de ces monnaies émises en France depuis le XVIIIe siècle alors que l’autorité centrale est normalement parfaitement organisée sur le plan monétaire, pour répondre à des besoins exceptionnels dans des durées et des espaces limités. Il ne s’agit pas non plus d’être exhaustif car les émetteurs ont pu être très nombreux pour de petites productions très localisées. Ainsi, à travers une série de cinq articles, après avoir présenté les origines de ces monnaies de substitution jusqu’à la Révolution, nous vous présenterons les premières monnaies de nécessité apparues à l’occasion de la guerre de 1870, puis celles de la Première Guerre Mondiale, ensuite les monnaies nées de la crise de l’entre deux guerres et enfin celles de la Seconde Guerre Mondiale.
LES MONNAIES DE SIÈGE

En période de guerre, les villes assiégées peuvent se retrouver isolées sans contact avec le gouvernement ni avec les ateliers monétaires. Ces cités peuvent alors très rapidement manquer de monnaies alors qu’elles sont indispensables pour le paiement des salaires, des soldes de la troupe qui défend la ville, des loyers ou de toutes les transactions courantes. Les premières monnaies obsidionales françaises connues ont été frappées à Tournai en 1521 au nom de François Ier alors que la ville était assiégée par Charles Quint. Il ne s’agissait alors que de simples morceaux de métal découpés à la main vulgairement, frappés avec une grande irrégularité.
En France, c’est essentiellement durant la Révolution et l’Empire que, dans les villes où circulaient les monnaies françaises, des chefs militaires ont pu être amenés à faire frapper des monnaies de substitution en faisant fondre le plus souvent les canons et les cloches ou, quand le métal venait à manquer, ce sont des billets qui étaient frappés comme à Mayence ou à Lyon en 1793. Le siège de Mayence débute en mars 1793, suite à la retraite du général Custine qui venait pourtant de repousser les Prussiens après la victoire de Valmy de septembre 1792. L’officier s’enferme dans la ville pour résister. Le 9 mai, pensant que la guerre allait durer, le conseil de guerre ordonne l’émission d’assignats et de monnaies. Des pièces de 1,2 et 5 sols sont frappées en bronze, en cuivre puis en laiton et en plomb. Semblables à des médailles, elles sont frappées par le graveur Stiler et prennent l’apparence des pièces constitutionnelles de Louis XVI mais avec une légende républicaine, le roi ayant été exécuté le 21 janvier. Le gouvernement républicain autorise ces émissions exceptionnelles mais aucun secours n’est envoyé, alors, manquant d’avantage de nourriture que de monnaie, Custine capitule le 23 juillet. Il sera par la suite guillotiné pour trahison.
Le siège de Lyon a lieu d’août à octobre 1793, cette fois-ci, ce sont des royalistes qui résistent à une armée de 100 000 hommes envoyée par la Convention. Les assiégés ont alors émis des pièces de bronze et des billets de 3 à 20 sols de type constitutionnel qui ne seront évidemment jamais légalisés par le gouvernement républicain. D’autres monnaies obsidionales auraient aussi été émises lors du siège de Valencienne d’avril à juillet 1793 défendue par les troupes de la Convention du général Ferrand mais aucun exemplaire ne semble avoir subsisté aux troubles monétaires qui marquent la période révolutionnaire.

Sous le Consulat puis sous l’Empire, les finances et le système monétaire ont été assainis par Napoléon mais les désastres militaires de 1814 et de 1815 entrainent la production de nouvelles monnaies obsidionales notamment à Strasbourg entre janvier et avril 1814 puis entre juin et septembre 1815 pendant les « Cent jours ». Les pièces de un decime affichent alors un N couronné avec la date du siège. Ces pièces sont d’ailleurs assez fidèles aux originaux par le titre et par le poids. Le 13 avril, lorsque le général commandant la garnison se rallie à Louis XVIII, les nouvelles pièces frappées arborent un L couronné de 3 lys. Ayant rallié l’empereur revenu d’exil, la ville de Strasbourg est à nouveau assiégée le 26 juin 1815. Les pièces émises comportent donc à nouveau le N couronné. Suite à la rédition de la ville le 4 septembre, le L fait sa réapparition, cependant tous les « un décime » reprenant le type « Dupré » émis lors du siège de Strasbourg ayant une valeur faciale et un titre identique aux monnaies normales, elles sont légalisées afin de continuer à circuler. Elles ne seront retirées de la circulation que par décret du 1er octobre 1856.
Lors du siège du port d’Anvers, la garnison française fidèle à Napoléon défend la position de février à mai 1814. La diversité des monnaies obsidionales frappées à cette occasion varie à la fois en fonction du métal employé, bronze, cuivre, laiton ou plomb ou de l’atelier émetteur puisque pas moins de deux ateliers, celui de l’entreprise Wolschot et celui de l’arsenal, ont fonctionné à partir de mars 1814 pour frapper des pièces de 5 à 10 centimes arborant les N de Napoléon puis les deux L entrelacés de Louis XVIII après la restauration d’avril. La quantité de pièces frappées étant si importante, soit l’équivalent de plus de 25 000 francs, et les émissions de l’atelier à balancier de l’arsenal étant de bonne qualité, le nouveau gouverneur de Belgique choisit de ne pas retirer ces monnaies de la circulation après le retrait des troupes françaises. Elles ne cesseront d’avoir cours officiellement que le 14 juin 1825.
LES MONNAIES DE PAPIER

Les premiers billets peuvent être considérés comme des monnaies de nécessité dans la mesure où ils ont d’abord été émis pour répondre au manque du métal nécessaire à la frappe des monnaies d’or ou d’argent traditionnelles. L’État autorise alors un organisme à émettre ces billets théoriquement gagés sur une valeur en or ou en argent qui doivent par la suite être échangés une fois la période exceptionnelle de disette terminée.
C’est ainsi pour la première fois en 1701 sous le règne de Louis XIV qu’à l’occasion d’une refrappe de pièces d’or et d’argent destinées à combler le déficit creusé par les guerres de succession d’Espagne, le gouvernement est obligé d’accepter provisoirement l’émission de « billets de monoye ou monnaie ». Ils doivent en fait permettre de faire patienter ceux qui ont rapporté leurs monnaies pour être refrappées mais qui n’ont pas encore reçu les nouvelles monnaies en raison de la lenteur de l’administration et des ateliers. Ce sont donc des « reçus » ou des « bons pour » qui sont émis suite à l’arrêt royal du 19 septembre 1701 mais le gouvernement les ayant tout de même autorisés comme moyens de paiement, le Trésor Royal trouve pratique d’en émettre une plus grande quantité que prévue, entrainant automatiquement un processus d’inflation et de dépréciation de ces billets. Ils ne sont retirés de la circulation qu’en 1712, mais à la mort du roi en 1715 beaucoup de billets n’ont pas encore été remboursés et de nombreux porteurs ruinés n’auront désormais plus confiance en ces billets royaux.
Sous la régence, un banquier écossais se propose d’améliorer le système et de le placer « à l’abri des manipulations monétaires ». Il obtient par lettres patentes du 2 et 20 mai 1716 la création d’une banque privée ayant le droit d’émettre des billets convertibles en écus et gagés sur les actions de sa très rentable « Compagnie des Indes Occidentales ». Les porteurs sont séduits et c’est le succès pour John Law mais ce dernier, trop confiant dans la réussite de son entreprise, en oublie ses principes et émet à son tour plus de billets pensant que la croissance économique permettrait de combler la demande. Cette spéculation abusive entraine alors rapidement la banqueroute et le papier monnaie devient l’objet de la méfiance populaire qui lui préfère les espèces métalliques plus rassurantes.
LES PREMIÈRES MONNAIES DE NÉCESSITÉ
En 1789, la crise économique, financière et sociale atteint son paroxysme, le trésor royal est vide et les dettes s’accumulent. La monarchie absolue est abolie durant l’été 1789 et la grande peur accentue la crise en incitant les plus riches à mettre à l’abri leur or et leur argent. La nouvelle assemblée constituante formée en juillet doit très vite trouver des fonds. La confiscation des biens du clergé apparaît comme la seule solution et une caisse de l’extraordinaire est créée le 19 décembre pour estimer la valeur de ces biens et les transformer en numéraire en attendant leur vente. Cette valeur « assignée » garantie par la caisse et l’Assemblée donnera le nom de assignats à ces nouveaux bons de papier afin d’éviter l’utilisation du mot billet qui suscitait toujours la méfiance. Les assignats sont émis à partir d’avril 1790, ils doivent également remplacer les billets de la caisse d’escompte déjà créés par Turgot et Necker en 1776 pour pallier au manque de monnaie mais dont la valeur était menacée par la crise. Devenant un véritable instrument de paiement à partir de septembre 1790, les assignats commencent à se multiplier. Perdant de la valeur, leur circulation est imposée à cours forcé en 1793.

En 1795, le Franc remplace la Livre mais la production d’assignats est telle que ces nouveaux billets perdent toute valeur dès 1796. Le 19 février, le Directoire décide d’arrêter les émissions et de détruire les planches à billets. Une nouvelle monnaie, appelée mandat territorial doit cependant permettre aux détenteurs d’assignats de les échanger en attendant d’en récupérer la valeur gagée sur les biens nationaux. Malheureusement, la dépréciation est tout aussi rapide et le 4 février 1797, le Directoire démonétise les mandats qui ne valaient alors plus que 1% de leur valeur initiale établie un an plus tôt pour revenir aux seules monnaies métalliques. D’autres billets de confiance ont été acceptés pendant cette période de forte disette monétaire.
Les troubles de 1789 ont en effet incité bon nombre de particuliers à thésauriser ou à placer leurs fonds en Angleterre, aux Pays-Bas ou dans les Etats Allemands tandis que l’économie paralysée oblige les commerçants à s’approvisionner à l’étranger. Il faut donc rapidement trouver de nouveaux moyens de paiement de substitution. Plusieurs entrepreneurs, grands propriétaires ou banquiers estimant faire preuve de patriotisme, acceptent alors de mettre en circulation des pièces, considérées comme des médailles ou des jetons gagés sur leurs propres biens et tolérés par les autorités pour un usage restreint soit localement soit dans la durée. Ces monnaies de nécessité sont d’ailleurs bien souvent préférées aux billets et aux assignats dont la population continue de se méfier.
La loi du 1er avril 1792 reconnaît et autorise donc la circulation de ces monnaies émises par des particuliers ou des société après contrôle de leurs caisses et avec interdiction de produire de nouvelles émissions autres que celles déjà mises circulation. Seules les municipalités sont autorisées à continuer d’émettre pour répondre aux besoins de leur marché local. La plus célèbre des sociétés autorisées à émettre est la banque Monneron qui obtient le droit de frapper des médailles de cuivre à partir de 1791. Ces médailles de confiance peuvent être échangées contre des assignats. Ces derniers perdant rapidement de leur valeur, les médailles de Monneron deviennent de plus en plus populaires car elles sont en cuivre, dont la valeur progresse, et sont de très bonne qualité, les Monneron en ayant commandé plusieurs millions d’unités dans l’un des meilleurs ateliers anglais de Birmingham. Elles dépassent d’ailleurs parfois la qualité des productions officielles de l’époque. Ils font ainsi frapper des pièces de 1 à 5 sols de 1791 jusqu’à leur faillite puis leur interdiction en 1792. En effet, le cuivre ayant pris de la valeur, ces médailles achetées en monnaies d’or à l’atelier Anglais ont entraîné une perte financière considérable pour les frères Monneron.

D’autres négociants comme les entreprises Lesage et Lefevre, la Manufacture de porcelaine Potter ou l’entreprise Dairolant ont émis des pièces d’argent ou de bronze de 5 à 40 sols en quantité assez importante jusqu’à l’interdiction officielle du 3 septembre 1792 qui n’empêchera cependant pas leur circulation jusqu’à la fin de l’année 1793 malgré la mort du roi et la fin de la monarchie constitutionnelle. A une plus petite échelle, pour répondre à des besoins commerciaux locaux ou pour continuer à payer des salariés, des artisans et des commerçants ont accepté dès 1790 l’utilisation de petits coupons ou cartons permettant de continuer à effectuer les achats. Les municipalités, qui sont les seules autorisées à poursuivre leurs émission après 1792 ont également mis en place des « caisses patriotiques », « de secours » ou « d’utilité » pour mettre en circulation des coupons ou des bons échangeables contre des marchandises ou même des assignats. Le besoin était tel que les 83 départements de l’époque ont vu se mettre en place ces premières monnaies de nécessité dès 1791 en attendant l’arrivée des assignats. La surveillance de ces productions étant bien souvent là encore mal assurée, il y a aussi eu des abus et le 30 mars 1792, l’Assemblée ordonne le contrôle de toutes ces caisses pour vérifier l’existence véritable de fonds de garantie. Toutes celles ne pouvant prouver l’existence de ces fonds sont fermées et toute nouvelle émission est interdite. Les monnaies de confiance sont définitivement interdites en janvier 1793 avec une tolérance de circulation jusqu’en juillet pour les plus petites coupures considérées comme les plus indispensables.
La création progressive de nouveaux établissements bancaires comme la Caisse des Comptes Courants en 1796, la Caisse d’Escompte du Commerce en 1797, la Banque Territoriale en 1799 et surtout la Banque de France en 1800 qui ouvrira elle-même des succursales dans toute la France à partir de 1808 met fin au désordre monétaire et permet la mise en circulation régulière des petites espèces d’une monnaie enfin devenue stable grâce à la loi du 24 germinal An XI, le 14 avril 1803, le fameux « Franc Germinal ». Si l’on excepte les monnaies obsidionales, il faut désormais attendre un nouvel épisode de troubles importants avec la défaite de 1870 pour voir réapparaitre les monnaies de nécessité.