par Pierre Delacour
Parmi les pièces les plus célèbres du monde, le Thaler autrichien à l’effigie de l’archiduchesse Marie-Thérèse a connu et connait encore un destin peu ordinaire plus de deux siècles après sa première émission.
NAISSANCE DU THALER

Ce thaler de Marie-Thérèse, au millésime de 1780, a connu un destin exceptionnel. Ce type de grosse pièce d’argent est apparu à la fin du XVe siècle en Autriche, au Tyrol très précisément, au moment de la découverte et de la mise en exploitation de très importantes mines d’argent. Pourquoi cette taille ? Parce qu’elle équivalait à la valeur d’un florin d’or. Ce type monétaire se répandit très rapidement et ce nom de Thaler trouva de nombreuses adaptations au gré des langues et des pays, pour donner, par exemple, le nom de Dollar aux USA.
Le type qui nous intéresse est une pièce de 40 mm, en argent à 825 millièmes. Ce titre constant est un des élément qui contribua à sa popularité. Car il était en compétition, sur le marché mondial, avec la pièce espagnole de 8 réaux, également très populaire, mais dont le titre fut plusieurs fois diminué. C’est à partir de 1751 que sont frappés les premiers thalers à l’effigie de Marie-Thérèse. Ils sont de taille et de titre un peu plus restreints. Mais ils ont une excellente notoriété dans l’Empire Ottoman, et, en 1781, une banque d’Augsbourg demanda l’autorisation d’en faire refrapper dans l’atelier de Günzburg, en Bavière.
Ce thaler porte, à l’avers, le buste de l’impératrice et la légende M.THERESIA.D.G.R.IMP.HU.BO.REG; au revers, l’aigle impérial bicéphale des Habsbourg portant les armes de Hongrie, de Bohème, de Bourgogne et de Burgau et la légende ARCHID. AVST.DUX BURG.CO.TYR.1780 X. Les premiers coins sont dus au graveur Baptist Wurschbaeur. Marie-Thérèse étant décédée à Schoenbrunn le 29 novembre 1780, c’est ce millésime final qui sera définitivement retenu.
UN SUCCÈS IMMÉDIAT

Des millions de ces pièces vont être produites qui vont avoir une aire de circulation tout à fait exceptionnelle. Ainsi, ces thalers étaient-ils utilisés dans tout l’Empire Ottoman où, dit-on, le buste de Marie-Thérèse était considéré comme très… érotique ! Expédiés à Aden ou à Djeddah, ils étaient vendus aux marchands arabes qui achetaient avec des peaux, du café ou de l’encens sur les marchés de Hodeïda, de Moka, de Mukalla ou de Shihr à des caravaniers qui allaient, de là, en étendre la zone de circulation en Afrique par les Somalis, la vallée du Nil ou au travers du Sahara. Le cours de ces pièces fluctuait, d’ailleurs, en fonction du commerce. Lorsque, de mai à septembre, il était réduit, elles étaient donc au plus bas. Inutile de dire que cela donna lieu à de nombreuses spéculations, y compris de la part de banques européennes. Des refrappes autrichiennes, de types très légèrement différents les uns des autres, furent réalisées jusque vers 1860 dans divers ateliers de l’Empire : Vienne, Prague, Milan, Günzburg, Venise, Kremnitz… A la fin du XIXe siècle, cette pièce vaut 5000 cauris (coquillages servant de monnaie) au Nigéria, 4 lingots de sel ou 16 cartouches en Ethiopie et un esclave se négocie pour 4 thalers. Au Darfour, un cheval valait 10 thalers et, dans le delta du Niger, 2000 filières de cauris. On le retrouve également au Tchad, au Dahomey ou au Cameroun.
DES REFRAPPES TRÈS « GUERRIÈRES »

A partir de 1866, et la perte de ses territoires d’Italie, les refrappes autrichiennes furent concentrées à Vienne, continuant d’alimenter le commerce en Afrique et au Moyen Orient. Deux Etats vont, cependant, avoir besoin de recourir aux Thalers de Marie-Thérèse afin de soutenir leurs ambitions coloniales : la Grande-Bretagne, puis l’Italie.
Dès 1867, Londres a commandé des thalers afin de financer sa campagne en Ethiopie dirigée par Lord Tapier contre le négus Theodoros. Cinq millions de ces pièces leur sont fournies par les Autrichiens. A partir de 1935, afin de soutenir ses ambitions en Ethiopie, Mussolini décida également de faire fabriquer des thalers grâce à l’acquisition auprès du gouvernement autrichien de coins qu’il fait transférer pour frappe dans son atelier de Rome puis de Milan.
Les Britanniques, eux, ne s’embarrassent pas des conventions. La firme Johnson Matthey, qui ne parvient pas à se procurer des thalers en quantité suffisante par la voie habituelle, décide, dès 1936, de les fabriquer elle-même. C’est ainsi que près de 20 millions de ces pièces seront émises à Londres entre 1936 et 1961. L’Italie, qui pensait en détenir le droit exclusif protesta mais, au même moment, Paris, Bruxelles et même Utrecht se lancèrent dans la même fabrication. Avec la Seconde Guerre Mondiale, Londres envoie son outillage à Bombay qui poursuit la production en 1941 et 1942. A partir de 1937, la société Samuel Montagu & Co lance de nouvelles commandes tout d’abord à l’atelier de Bruxelles. Les matrices des poinçons sont commandées.… à la Monnaie de Paris. Puis, à partir de 1949, la frappe passe par la Monnaie de Birmingham. Les coins sont fournis par la Monnaie de Bruxelles. Cette émission cessera en 1962.
ET À PARIS

Durant cet période d’avant-guerre, la Monnaie de Paris s’engagea aussi dans la frappe des Thalers. Le Musée des Coins possède ainsi des matrices de cette pièce (outillage qui permet ensuite la fabrication des coins) datées de 1935. Pourtant, il semble que ce ne soit qu’à partir de 1937 que débuta la production. D’après les études réalisées sur ce sujet, il semble que deux variétés existent, l’une flan large et l’autre à flan plus « léger ». Les collections de la Monnaie de Paris conservent, à ce sujet, un « trésor » de 672 thalers, saisis en 1959 en Algérie sur des agents du FLN qui allaient acquérir des armes en Tunisie. Ce lot est très significatif de la réputation de ces pièces et de leur circulation. Il est probable que ces pièces provenaient initialement des garnisons italiennes et avaient accompagné les armées alliées en Egypte, puis dans leurs campagnes de Lybie et de Tunisie.
ET AUJOURD’HUI ?
Ces émissions diverses sont connues et les variantes permettant d’identifier les différents ateliers sont bien connus. En revanche, si on en connait assez bien la production, institut d’émission par institut d’émission, il est impossible, ayant une pièce en main, de la rattacher à un millésime ou à un autre. En 1946, la Monnaie de Vienne a fait interdire toute autre émission de ces thalers que les siennes. Elle en a, depuis lors, produit une cinquantaine de millions d’exemplaires. Ce sont donc près de 500 millions de pièces à ce type qui ont été mises en circulation !
On trouve encore couramment de ces thalers que l’on peut acquérir pour leur poids d’argent ou presque. Et ils continuent à circuler dans toute la « corne de l’Afrique ». Au Yémen, en particulier, ils figurent en bonne place dans les dots et peuvent également être utilisés dans la confection de bijoux. Et les marchands d’armes, qui alimentent tous les conflits locaux, continuent de les utiliser ! Mais pourquoi cette monnaie a-t’elle connu une telle postérité alors que de multiples autres monnaies coloniales ont existé ? On prétend que le principal obstacle à leur diffusion était la croyance locale que ces pièces perdaient toute valeur dès lors que le souverain local qui y figurait était décédé ou déchu. Marie-Thérèse n’ayant jamais régné sur ces territoires, ses pièces ne mourraient donc jamais !